Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/163

Cette page a été validée par deux contributeurs.
149
fort comme la mort

Olivier eut un sourire de joie. Il demanda encore :

— A-t-elle eu beaucoup de chagrin ?

— Oui, beaucoup, beaucoup, mais vous savez, du chagrin de dix-huit ans, ça ne tient pas.

Après un silence, Guilleroy reprit :

— Où allons-nous dîner, mon cher ? J’ai bien besoin de me dégourdir, moi, d’entendre du bruit et de voir du mouvement.

— Mais, en cette saison, il me semble que le café des Ambassadeurs est indiqué.

Et ils s’en allèrent, en se tenant par le bras, vers les Champs-Élysées. Guilleroy, agité par cet éveil des Parisiens qui rentrent et pour qui la ville, après chaque absence, semble rajeunie et pleine de surprises possibles, interrogeait le peintre sur mille détails, sur ce qu’on avait fait, sur ce qu’on avait dit, et Olivier, après d’indifférentes réponses où se reflétait tout l’ennui de sa solitude, parlait de Roncières, cherchait à saisir en cet homme, à recueillir autour de lui ce quelque chose de presque matériel que laissent en nous les gens qu’on vient de voir, subtile émanation des êtres qu’on emporte en les quittant, qu’on garde en soi quelques heures et qui s’évapore dans l’air nouveau.

Le ciel lourd d’un soir d’été pesait sur la ville et sur la grande avenue où commençaient à sautiller sous les feuillages les refrains alertes des concerts en plein vent. Les deux hommes, assis au balcon du café des Ambassadeurs, regardaient sous eux les bancs et les chaises encore vides de l’enceinte fermée jusqu’au petit théâtre où les chanteuses, dans la clarté des globes électriques et du jour mêlés, étalaient leurs toilettes éclatantes et la teinte rose de leur chair. Des odeurs de