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fort comme la mort

affreux. J’ai cru vraiment que la douleur allait me tuer à mon tour. Elle était en moi comme un bloc de souffrance enfermé dans ma poitrine, et qui grossissait sans cesse, m’étouffait, m’étranglait. Le médecin qu’on avait appelé afin qu’il apaisât les crises de nerfs que j’avais quatre ou cinq fois par jour, m’a piquée avec de la morphine, ce qui m’a rendue presque folle, et les grandes chaleurs que nous traversons aggravaient mon état, me jetaient dans une surexcitation qui touchait au délire. Je suis un peu calmée depuis le gros orage de vendredi. Il faut vous dire que, depuis le jour de l’enterrement, je ne pleurais plus du tout, et voilà que, pendant l’ouragan dont l’approche m’avait bouleversée, j’ai senti tout d’un coup que les larmes commençaient à me sortir des yeux, lentes, rares, petites, brûlantes. Oh ! ces premières larmes, comme elles font mal ! Elles me déchiraient comme si elles eussent été des griffes, et j’avais la gorge serrée à ne plus laisser passer mon souffle. Puis, ces larmes devinrent plus rapides, plus grosses, plus tièdes. Elles s’échappaient de mes yeux comme d’une source, et il en venait tant, tant, que mon mouchoir en fut trempé, et qu’il fallut en prendre un autre. Et le gros bloc de chagrin semblait s’amollir, se fendre, couler par mes yeux.

« Depuis ce moment-là, je pleure du matin au soir, et cela me sauve. On finirait par devenir vraiment fou, ou par mourir, si on ne pouvait pas pleurer. Je suis bien seule aussi. Mon mari fait des tournées dans le pays, et j’ai tenu à ce qu’il emmenât Annette afin de la distraire et de la consoler un peu. Ils s’en vont en voiture où à cheval jusqu’à huit ou dix lieues de Roncières, et elle me revient rose de jeunesse, malgré sa tristesse, et les yeux tout brillants de vie, tout animés