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que ses moindres paroles se faisaient entendre jusqu’au fond de la grande salle :

— Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire.

J’ai tué cet homme et cette femme parce qu’ils étaient mes parents.

Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi.

Une femme, ayant accouché d’un fils, l’envoya quelque part en nourrice. Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d’une naissance illégitime, plus que cela : à la mort, puisqu’on l’abandonna, puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir de délaissement !

La femme qui m’allaita fut honnête, plus femme, plus grande, plus mère que ma mère. Elle m’éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut mieux laisser périr ces misérables jetés aux villages des banlieues, comme on jette une ordure aux bornes.

Je grandis avec l’impression vague que je portais un déshonneur. Les autres enfants m’appelèrent un jour « bâtard ». Ils ne savaient pas ce que signifiait ce mot, entendu par l’un d’eux chez ses parents. Je l’ignorais aussi, mais je le sentis.

J’étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l’école. J’aurais été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si mes parents n’avaient pas commis le crime de m’abandonner.