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sur l’Océan à peine remué par des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à travers la brume matinale.

À notre gauche s’ouvrait l’embouchure de la Seine, large de vingt kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du fleuve qui, ne se mêlant point à l’eau salée, dessinaient de grands rubans jaunes à travers l’immense nappe verte et pure de la pleine mer.

J’éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des voyageurs.

Tout à coup, on m’appela. Je me retournai. C’était un de mes vieux amis, Henri Sidoine, que je n’avais point vu depuis dix ans.

Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant de choses et d’autres, la promenade d’ours en cage que j’accomplissais tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.

Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression de rage :

— C’est plein d’Anglais ici ! Les sales gens !

C’était plein d’Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient l’horizon d’un air important qui semblait dire :

« C’est nous, les Anglais, qui sommes les maîtres de la mer ! Boum, boum ! nous voilà ! »