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attendaient avidement que nous eussions disparu. Un d’eux surtout m’irritait. Il s’éteignait toutes les trente secondes pour se rallumer aussitôt ; c’était bien un œil, celui-là, avec sa paupière sans cesse baissée sur son regard de feu.

« De temps en temps, l’Anglais frottait une allumette pour regarder l’heure ; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité :

« — Mosieu, je vous souhaite bon année.

« Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu’il serra ; puis il prononça une phrase d’anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter le God save the Queen, qui monta dans l’air noir, dans l’air muet, et s’évapora à travers l’espace.

« J’eus d’abord envie de rire ; puis je fus saisi par une émotion puissante et bizarre.

« C’était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés, de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de plus grand, de comparable à l’antique et sublime Ave, Cæsar, morituri te salutant !

« Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule une ballade, une légende, ce qu’elle voudrait, pour nous faire oublier nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune s’envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et voletaient, comme des oiseaux blessés, au-dessus des vagues.