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leur père, qui regardait, d’un œil consterné, la mer démesurée autour de nous.

« Et la nuit tombait, aussi rapide que l’Océan montant, une nuit lourde, humide, glacée :

« Je dis :

« — Il n’y a rien à faire qu’à demeurer sur ce bateau.

« L’Anglais répondit :

« — Oh ! yes !

« Et nous restâmes là un quart d’heure, une demi-heure, je ne sais, en vérité, combien de temps, à regarder, autour de nous, cette eau jaune qui s’épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur l’immense grève reconquise.

« Une des fillettes eut froid, et l’idée nous vint de redescendre, pour nous mettre à l’abri de la brise légère, mais glacée, qui nous effleurait et nous piquait la peau.

« Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d’eau. Nous dûmes alors nous blottir contre le bordage d’arrière, qui nous garantissait un peu.

« Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés les uns contre les autres, entourés d’ombre et d’eau. Je sentais trembler, contre mon épaule, l’épaule de la petite Anglaise, dont les dents claquaient par instants ; mais je sentais aussi la chaleur douce de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m’était délicieuse comme un baiser. Nous ne parlions plus ; nous demeurions immobiles, muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d’ouragan. Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et grandissant, je commençais à me sentir heureux d’être là, heureux du