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Un jour je tombe sur ceci :

« Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, épouserait homme honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien nets. Rien des agences. »

Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué et un filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux millions cinq cent mille francs.

Le filateur dit : « Qu’est-ce que c’est que ces femmes-là ? »

L’avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces conditions, et il donna des détails ; puis il ajouta, en se tournant vers moi :

— Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même ? Cristi, ça t’en enlèverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs. »

Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d’autre chose.

Une heure plus tard je rentre chez moi.

Il faisait froid cette nuit-là. J’habitais d’ailleurs une vieille maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent à des champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de l’escalier, un frisson glacé m’entra dans le bras, et comme j’étendais l’autre pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson m’envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma poitrine, m’emplirent d’angoisse, de tristesse et d’énervement. Et je murmurai, saisi par un brusque souvenir :