Page:Maupassant - Boule de suif.djvu/162

Cette page a été validée par deux contributeurs.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

tous les autres présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans confirmation. J’en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais si l’homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement réveillée, et l’on aurait célébré l’intervention de Dieu selon les uns, du magnétisme selon les autres.

Un des fumeurs déclara :

— C’est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre seconde histoire ?

— Oh ! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C’est à moi qu’elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre appréciation. On n’est jamais équitablement juge et partie. Enfin la voici :

« J’avais dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne songeais nullement, que je n’avais même jamais regardée attentivement, jamais remarquée, comme on dit.

« Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu’elle ne fût pas laide ; enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux quelconques, toute une physionomie terne ; c’était un de ces êtres sur qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter, sur qui le désir ne s’abat point.

« Or, un soir, comme j’écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me mettre au lit, j’ai senti au milieu de ce dévergondage d’idées, de cette procession d’images qui vous effleurent le cerveau quand on reste quelques minutes rêvassant, la plume en l’air, une sorte de petit souffle qui me passait dans l’esprit, un tout léger frisson du cœur,