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L’heure sonna — trois heures — et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant : « Il m’attend déjà. Il va s’énerver ». Alors, elle sortit, prévint le valet de chambre qu’elle serait rentrée dans une heure au plus tard — un mensonge — descendit l’escalier et s’aventura dans la rue, à pied.

On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, l’asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser de sève comme un bois qui verdit.

Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l’intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur de l’air, cette émotion de l’été qui nous entre dans la gorge en certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d’idée, elle prit la rue de la Chaussée-d’Antin, sans savoir pourquoi, obscurément attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. Elle pensait : « Bah ! il m’attendra dix minutes de plus. » Cette idée, de nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s’impatienter, regarder l’heure, ouvrir la fenêtre, écouter à la porte, s’asseoir quelques instants, se relever, et, n’osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.

Elle allait doucement, distraite par tout ce qu’elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le