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efforts, il s’écria en agitant les bras et comme en proie à une épouvantable terreur : « Prends-la ! prends-la ! Il m’étrangle, au secours, au secours ! » Il fit deux fois le tour de la chambre en hurlant, puis il tomba mort, la face contre terre.

Comme il était orphelin, je fus chargé de conduire son corps au petit village de P… en Normandie, où ses parents étaient enterrés. C’est de ce même village qu’il venait, le soir où il nous avait trouvés buvant du punch chez Louis R. et où il nous avait présenté sa main d’écorché. Son corps fut enfermé dans un cercueil de plomb, et quatre jours après, je me promenais tristement avec le vieux curé qui lui avait donné ses premières leçons, dans le petit cimetière où l’on creusait sa tombe. Il faisait un temps magnifique, le ciel tout bleu ruisselait de lumière ; les oiseaux chantaient dans les ronces du talus, où, bien des fois, enfants tous deux, nous étions venus manger des mûres. Il me semblait encore le voir se faufiler le long de la haie et se glisser par le petit trou que je connaissais bien, là-bas, tout au bout du terrain où l’on enterre les pauvres, puis nous revenions à la maison, les joues et les lèvres noires de jus des fruits que nous avions mangés ; et je regardai les ronces, elles étaient couvertes de mûres, machinalement j’en pris une, et je la portai à ma bouche ; le curé avait ouvert son bréviaire et marmottait tout bas ses oremus, et j’entendais au