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l’attente

même, car on a de ces colères inexplicables et déraisonnables :

« — Je vous défends de revenir, de me revoir, si vous ne le retrouvez pas ; allez-vous-en.

Il sortit.

« Je ne les ai jamais revus ni l’un ni l’autre, monsieur, et je vis ainsi depuis vingt ans.

« Vous figurez-vous cela ? Comprenez-vous ce supplice monstrueux, ce lent et constant déchirement de mon cœur de mère, de mon cœur de femme, cette attente abominable et sans fin… sans fin !…

« Non… — elle va finir… car je meurs. Je meurs sans les avoir revus… ni l’un… ni l’autre !

« Lui, mon ami, m’a écrit chaque jour depuis vingt ans ; et, moi, je n’ai jamais voulu le recevoir, même une seconde ; car il me semble que, s’il revenait ici, c’est juste à ce moment-là que je verrais reparaître mon fils ! — Mon fils ! — mon fils ! — Est-il mort ? Est-il vivant ? Où se cache-t-il ? Là-bas, peut-être, derrière les grandes mers, dans un pays si lointain que je n’en sais même pas le nom ! Pense-t-il à moi ?… Oh ! s’il savait ! Que les enfants sont cruels ! A-t-il compris à quelle épouvantable souffrance il me condamnait ; dans quel désespoir, dans quelle torture il me jetait vivante, et jeune encore, pour jusqu’à mes derniers jours, moi, sa mère, qui l’aimais de toute la violence de l’amour maternel. Que c’est cruel, dites ?

« Vous lui direz tout cela, monsieur. Vous lui répéterez mes dernières paroles :

« — Mon enfant, mon cher, cher enfant, sois moins dur pour les pauvres créatures. La vie est déjà assez brutale et féroce ! Mon cher enfant, songe à ce