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l’attente

cette sensation mystérieuse qui indique la présence d’une personne, nous fit tressaillir et nous retourner d’une secousse. Jean, mon fils, était là, debout, livide, nous regardant.

« Ce fut une seconde atroce d’affolement. Je reculai, tendant les mains vers mon enfant comme pour une prière. Je ne le vis plus. Il était parti.

« Nous sommes demeurés face à face, atterrés, incapables de parler. Je m’affaissai sur un fauteuil, et j’avais envie, une envie confuse et puissante de fuir, de m’en aller dans la nuit, de disparaître pour toujours. Puis des sanglots convulsifs m’emplirent la gorge, et je pleurai, secouée de spasmes, l’âme déchirée, tous les nerfs tordus par cette horrible sensation d’un irrémédiable malheur, et par cette honte épouvantable qui tombe sur le cœur d’une mère en ces moments-là.

« Lui… restait effaré devant moi, n’osant ni m’approcher, ni me parler, ni me toucher, de peur que l’enfant ne revînt. Il dit enfin :

« Je vais le chercher… lui dire… lui faire comprendre… Enfin il faut que je le voie… qu’il sache…

« Et il sortit.

« J’attendis… j’attendis éperdue, tressaillant aux moindres bruits, soulevée de peur, et je ne sais de quelle émotion indicible et intolérable à chacun des petits craquements du feu dans la cheminée.

« J’attendis une heure, deux heures, sentant grandir en mon cœur une épouvante inconnue, une angoisse telle que je ne souhaiterais point au plus criminel des hommes dix minutes de ces moments-là. Où était mon enfant ? Que faisait-il ?