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l’attente

désespère, pour obéir à l’honneur du monde ? Quelle force il faudrait, quel renoncement au bonheur, quelle abnégation, et même quel égoïsme d’honnêteté, n’est-il pas vrai ?

« Enfin, monsieur, je fus sa maîtresse ; et je fus heureuse. Pendant douze ans, je fus heureuse. J’étais devenue, et c’est là ma plus grande faiblesse et ma grande lâcheté, j’étais devenue l’amie de sa femme.

« Nous élevions mon fils ensemble, nous en faisions un homme, un homme véritable, intelligent, plein de sens et de volonté, d’idées généreuses et larges. L’enfant atteignit dix-sept ans.

« Lui, le jeune homme, aimait mon… mon amant presque autant que je l’aimais moi-même, car il avait été également chéri et soigné par nous deux. Il l’appelait : « Bon ami » et le respectait infiniment, n’ayant jamais reçu de lui que des enseignements sages et des exemples de droiture, d’honneur et de probité. Il le considérait comme un vieux, loyal et dévoué camarade de sa mère, comme une sorte de père moral, de tuteur, de protecteur, que sais-je ?

« Peut-être ne s’était-il jamais rien demandé, accoutumé dès son plus jeune âge à voir cet homme dans la maison, près de moi, près de lui, occupé de nous sans cesse.

« Un soir, nous devions dîner tous les trois ensemble (c’étaient là mes plus grandes fêtes), et je les attendais tous les deux, me demandant lequel arriverait le premier. La porte s’ouvrit ; c’était mon vieil ami. J’allai vers lui, les bras tendus ; et il me mit sur les lèvres un long baiser de bonheur.

« Tout à coup un bruit, un frôlement, presque rien,