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une soirée

Il se tourna vers Me Saval, qui venait d’accrocher enfin le lustre :

— Mon cher ami, je reviens dans cinq minutes. Si quelqu’un arrivait en mon absence, faites les honneurs pour moi, n’est-ce pas ?

Et il entraîna Mathilde, qui s’essuyait les yeux et se mouchait coup sur coup.

Resté seul, Me Saval acheva de mettre de l’ordre autour de lui. Puis il alluma les bougies et attendit.

Il attendit un quart d’heure, une demi-heure, une heure. Romantin ne revenait pas. Puis, tout à coup, ce fut dans l’escalier un bruit effroyable, une chanson hurlée en chœur par vingt bouches, et un pas rythmé comme celui d’un régiment prussien. Les secousses régulières des pieds ébranlaient la maison tout entière. La porte s’ouvrit, une foule parut. Hommes et femmes à la file, se tenant par les bras, deux par deux, et tapant du talon en cadence, s’avancèrent dans l’atelier, comme un serpent qui se déroule. Ils hurlaient :

Entrez dans mon établissement,
Bonnes d’enfants et soldats !…

Me Saval, éperdu, en grande tenue, restait debout sous le lustre. La procession l’aperçut et poussa un hurlement : « Un larbin ! un larbin ! » et se mit à tourner autour de lui, l’enfermant dans un cercle de vociférations. Puis on se prit par la main et on dansa une ronde affolée.

Il essayait de s’expliquer :

— Messieurs… messieurs… mesdames…

Mais on ne l’écoutait pas. On tournait, on sautait, on braillait.