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le bonheur

roulent des torrents ; pas une plaine, mais d’immenses vagues de granit et de géantes ondulations de terre couvertes de maquis ou de hautes forêts de châtaigniers et de pins. C’est un sol vierge, inculte, désert, bien que parfois on aperçoive un village, pareil à un tas de rochers au sommet d’un mont. Point de culture, aucune industrie, aucun art. On ne rencontre jamais un morceau de bois travaillé, un bout de pierre sculptée, jamais le souvenir du goût enfantin ou raffiné des ancêtres pour les choses gracieuses et belles. C’est là même ce qui frappe le plus en ce superbe et dur pays : l’indifférence héréditaire pour cette recherche des formes séduisantes qu’on appelle l’art.

L’Italie, où chaque palais, plein de chefs-d’œuvre, est un chef-d’œuvre lui-même, où le marbre, le bois, le bronze, le fer, les métaux et les pierres attestent le génie de l’homme, où les plus petits objets anciens qui traînent dans les vieilles maisons révèlent ce divin souci de la grâce, est pour nous tous la patrie sacrée que l’on aime parce qu’elle nous montre et nous prouve l’effort, la grandeur, la puissance et le triomphe de l’intelligence créatrice.

Et, en face d’elle, la Corse sauvage est restée telle qu’en ses premiers jours. L’être y vit dans sa maison grossière, indifférent à tout ce qui ne touche point son existence même ou ses querelles de famille. Et il est resté avec les défauts et les qualités des races incultes, violent, haineux, sanguinaire avec inconscience, mais aussi hospitalier, généreux, dévoué, naïf, ouvrant sa porte aux passants et donnant son amitié fidèle pour la moindre marque de sympathie.

Donc, depuis un mois, j’errais à travers cette île