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cinq heures du matin afin d'emplir le réservoir. Il pompait alors avec acharnement, en manche de chemise, son gros ventre débordant de la culotte, afin d'avoir, à son retour du bureau, la satisfaction de lâcher les grandes eaux, et de se figurer qu'une fraîcheur s'en répandait dans le jardin.

Le soir du dîner officiel, tous les invités, l'un après l'autre, s'extasièrent sur la situation du domaine, et chaque fois qu'on entendait, au loin, venir un train M. Perdrix leur annonçait sa destination : Saint-Germain, le Havre, Cherbourg ou Dieppe, et, par farce, on faisait des signes aux voyageurs penchés aux portières.

Le bureau complet se trouvait là. C'était d'abord M. Capitaine, sous-chef ; M. Patissot, commis principal ; puis MM. De Sombreterre et Vallin, jeunes employés élégants qui ne venaient au bureau qu'à leurs heures ; enfin M. Rade, célèbre dans tout le ministère par les doctrines insensées qu'il affichait, et l'expéditionnaire, M. Boivin.

M. Rade passait pour un type. Les uns le traitaient de fantaisiste ou d'idéologue ; les autres de révolutionnaire ; tout le monde s'accordait à dire que c'était un maladroit. Vieux déjà, maigre et petit, avec un oeil vif et de longs cheveux blancs, il avait professé toute sa vie le plus profond mépris pour la besogne administrative. Remueur de livres et grand liseur, d'une nature toujours révoltée contre tout, chercheur de vérité et contempteur des préjugés courants, il avait une façon nette et paradoxale d'exprimer ses opinions qui fermait la bouche aux imbéciles satisfaits et aux mécontents sans savoir pourquoi. On disait : "Ce vieux fou de Rade", ou bien : "Cet écervelé de Rade" ; et la lenteur de son avancement semblait donner raison contre lui aux médiocres parvenus.