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vie ; tout ce que j’aime et tout ce que je souhaite, je ne l’ai pas. Ah ! Paris, Paris !… Est-ce que je peux travailler pour moi, ici, travailler pour la science ? Ai-je les laboratoires, les hôpitaux, les sujets rares, toutes les maladies inconnues et connues du monde entier sous les yeux ? Puis-je faire des expériences, des rapports, devenir membre de l’Académie de médecine ? Ici, je n’ai rien, ni avenir, ni distractions, ni plaisir, ni femme à épouser ou à aimer, ni gloire à cueillir, rien, rien que de la gloire d’arrondissement. Je guéris, oui, je guéris du peuple, des bourgeois avares qui payent en argent, parfois en or, et jamais en billets. Je guéris la petite misère du commun des hommes, mais jamais les princes, les ambassadeurs, les ministres, les grands artistes, dont la cure retentissante est répétée jusqu’aux cours étrangères. Je soigne et je guéris, en un mot, au fond d’une province, le rebut de l’humanité.

Le prêtre l’écoutait d’un air un peu crispé, un peu fâché. Il murmura :

— C’est peut-être plus noble et plus grand, et plus beau.

Mais le médecin rageur reprit :

— Je ne vis pas pour les autres, je vis pour moi, monsieur le curé.

L’abbé sentit tressaillir son âme d’apôtre. Il ajouta :

— Le Christ est mort pour les petits.

Et le médecin grogna :

— Mais je ne suis pas le Christ, nom d’un chien ! je suis le docteur Paturel, agrégé de la Faculté de médecine de Paris.

L’abbé, calmé, répondit, ayant passé en quelques secondes par un cycle d’idées, touchant presque aux limites de la pensée humaine, car il aperçut toutes