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anomalies qui mettent parfois dans les êtres les instincts les plus opposés et les plus contradictoires, la vue de ces massacres, de ces troupeaux d’hommes broyés par les mitrailles, lui donna bientôt la haine et l’horreur de la guerre. Il y fut pourtant remarqué, décoré, et y obtint le grade de capitaine ; mais, une fois la campagne finie, il donna sa démission.

Après quelques années de vie libre occupée par des études et des lectures, et des brochures publiées, car il aimait les choses de la pensée, il rencontra une jeune veuve qui lui plut, et l’épousa. Il en eut une fille ; puis la mère et l’enfant moururent, dans la même semaine, de la fièvre typhoïde.

Que se passa-t-il en lui ? Quel mysticisme étrange s’éveilla dans son esprit après cet événement lugubre ? Il entra dans les ordres et se fit prêtre ; mais, à partir du jour où il fut vêtu de la soutane noire, il ne porta plus jamais son ruban rouge gagné sur le champ de bataille, et il l’appelait sa tache de sang.

Il aurait pu avoir, dans cette carrière nouvelle, un bel avenir sacerdotal ; il préféra rester curé de campagne en son pays d’origine. Peut-être aussi l’indépendance de son caractère, la hardiesse de sa parole, le rendirent-elles suspect à l’évêché. Car il tint tête à l’évêque, plusieurs fois, en des discussions théologiques et dogmatiques, et, comme il était fort érudit et fort éloquent, il triompha dans ces luttes.

Sans ambition, d’ailleurs, revenu de tout, il se décida ou se résigna à vivre dans ce beau pays qu’il adorait, et, comme il possédait une certaine fortune, il y fit beaucoup de bien. On l’aima, on le respecta. Il devint un prêtre généreux, secourable à tous, unique dans la contrée, que la vénération populaire protégea et défendit contre la malveillance croissante et les suspicions de ses supérieurs.