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lante et même un peu brutale, tandis qu’elle sentait en même temps son dos, ses épaules et sa nuque tressaillir encore sous le frisson de l’atmosphère de mort, dont cet hiver terrible enveloppait la France. Cette sensation du froid glissait partout en elle, entrée dans son âme autant que dans son corps, et à cette angoisse physique se joignait celle de l’immense catastrophe abattue sur la Patrie.

Torturée par ses nerfs, ses soucis, ses atroces pressentiments, Mme de Brémontal se leva de nouveau. Où est-il à cette heure, lui, son mari, dont elle n’a reçu depuis cinq mois aucune nouvelle ? Prisonnier des Prussiens ou tué ? Martyrisé dans une forteresse ennemie ou enterré dans un trou, sur un champ de bataille, avec tant d’autres cadavres dont la chair décomposée est mêlée à la chair des voisins et tous les ossements confondus. Oh ! quelle horreur ! quelle horreur !

Elle marchait maintenant de long en large dans le grand salon silencieux, sur ces épais tapis qui mangeaient le bruit léger de ses pas. Jamais elle n’avait senti peser sur elle encore une détresse aussi épouvantable. Qu’allait-il arriver de nouveau ? Oh ! l’affreux hiver, hiver de fin du monde qui détruisait un pays entier, tuant les grands fils des pauvres mères, espoir de leurs cœurs et leur dernier soutien, et les pères des enfants sans ressources, et les maris des jeunes femmes. Elle les voyait agonisants et mutilés par le fusil, le sabre, le canon, le pied ferré des chevaux qui avaient passé dessus, et ensevelis en des nuits pareilles, sous ce suaire de neige taché de sang.

Elle sentit qu’elle allait pleurer, qu’elle allait crier, écrasée par la peur de l’inconnaissable lendemain, et elle regarda l’heure de nouveau. Non, elle n’attendrait pas seule le moment où son père, le curé du village