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ŒUVRES POSTHUMES.

Or, un matin, un commissionnaire apporta à Leuillet un mot éperdu de la pauvre femme. Souris venait de mourir subitement de la rupture d’un anévrisme.

Il eut une secousse épouvantable, car ils étaient du même âge, mais presque aussitôt une sensation de joie profonde, de soulagement infini, de délivrance, lui pénétra le corps et l’âme. Mme  Souris était libre.

Il sut montrer cependant l’air affligé qu’il fallait, il attendit le temps voulu, observa toutes les convenances. Au bout de quinze mois, il épousa la veuve.

On jugea cet acte naturel et même généreux. C’était le fait d’un bon ami et d’un honnête homme.

Il fut heureux enfin, tout à fait heureux.


Ils vécurent dans la plus cordiale intimité, s’étant compris et appréciés du premier coup. Ils n’avaient rien de secret l’un pour l’autre et se racontaient leurs plus intimes pensées. Leuillet aimait sa femme maintenant d’un amour tranquille et confiant ; il l’aimait comme une compagne tendre et dévouée qui est une égale et une confidente. Mais il lui restait à l’âme une singulière et inexplicable rancune contre feu Souris qui avait possédé cette femme le premier, qui avait eu la fleur de sa jeunesse et de son âme, qui l’avait même un peu dépoétisée. Le souvenir du mari mort gâtait la félicité du mari vivant ; et cette jalousie posthume harcelait maintenant jour et nuit le cœur de Leuillet.

Il en arrivait à parler sans cesse de Souris, à demander sur lui mille détails intimes et secrets, à vouloir tout connaître de ses habitudes et de sa personne. Et il le poursuivait de railleries jusqu’au fond de son tombeau, rappelant avec complaisance ses travers, insistant sur ses ridicules, appuyant sur ses défauts.

À tout moment il appelait sa femme, d’un bout à l’autre de la maison :