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ŒUVRES POSTHUMES.

Il reprit :

— Cristi, si j’avais des monacos comme vous, c’est moi qui ne m’amuserais pas à courir les routes comme ça la nuit. Ça n’est pas sûr par ici.

Il me regardait de côté et je me demandais si ce n’était pas tout de même un malfaiteur très malin qui ne voulait pas courir de risque inutile.

Puis il me rassura en murmurant :

— Un peu moins vite, s’il vous plaît. C’est lourd, mon paquet.

Les premières maisons d’Asnières apparaissaient.

— Me voilà presque arrivé, dit-il, nous ne couchons pas à la boutique : elle est gardée la nuit par un chien, mais un chien qui vaut quatre hommes. Et puis les logements sont trop chers dans le cœur de la ville. Mais écoutez-moi, monsieur, vous m’avez rendu un fier service, car je n’ai pas le cœur tranquille, moi, sur les routes avec mon sac. Eh bien, vrai, vous allez monter chez moi boire un vin chaud avec ma femme, si elle se réveille, car elle a le sommeil dur, et elle n’aime pas ça, qu’on la réveille. Puis, sans mon sac je ne crains plus rien, je vous reconduis aux portes de la ville avec mon gourdin.

Je refusai, il insista, je m’obstinai, il s’acharna avec une telle peine, un tel désespoir sincère, une telle expression de regret, car il ne s’exprimait pas mal, me demandant d’un air blessé « si c’était que je ne voulais pas boire avec un homme comme lui », que je finis par céder et le suivis par un chemin désert vers une de ces grandes maisons délabrées qui forment la banlieue des banlieues.

Devant ce logis j’hésitai. Cette haute baraque de plâtre avait l’air d’un repaire de vagabonds, d’une caserne de brigands suburbains. Mais il me fit passer le premier en poussant la porte qui n’était pas fermée.