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MA COUSINE MANDINE

Il ne pardonnait jamais, si ce n’est à « Tophie », qui avait un moyen de le prendre et de le faire revenir aux bons sentiments. Quand il la boudait, ma tante Sophie en faisait autant et, pendant des jours et des semaines, elle ne lui adressait la parole sous aucun prétexte ni pour aucune raison.

Je fus témoin une fois d’une de ces scènes de bouderie et de rancune qui fera comprendre au lecteur le caractère étrange de l’oncle Toine et de la manière simple dont usait sa femme pour le mâter.

Un soir qu’il faisait très chaud, ma tante dit à l’oncle Toine, au moment de se mettre à table pour souper :

— ’Coute donc, Toine, va te laver, hein ! tu sens pas bon, tu sens la sueur !

Sans dire un mot, l’oncle Toine sortit de la maison et ne revint pas coucher. Le lendemain il ne parut pas au déjeuner, ni au dîner, ni au souper. Deux jours, trois jours se passèrent sans qu’on le revît à la maison. Il vaquait à ses travaux de la ferme, faisait « son train » comme d’habitude, mais, à l’heure des repas, il s’en allait aux champs et grignotait quelques poignées de blé ou d’avoine à moitié mûrs. Le quatrième soir, il vint rôder autour de la maison après que tout le monde fut couché. Je l’aperçus derrière un petit bouquet d’arbres qui longeait la clôture des bâtiments. Ses yeux brillaient comme deux tisons ardents. Il disparut au bout d’une heure et on ne le revit que le lendemain à midi, dans les champs, au loin.

Ma tante Sophie se gardait bien de donner signe de vie ou d’inquiétude. « Laissez-le faire son boudin, disait-elle, il va finir par en avoir assez ». Elle se tenait à l’écart et ne sortait pas de la maison.

Le sixième soir, l’oncle Toine s’approcha plus près de la maison après notre souper, et ma tante, qui voyait s’approcher le dénouement de la comédie, sortit par une porte opposée à l’endroit où il se tenait, et se rendit, inaperçue de lui, à la grange où elle entra et se cacha.

Après avoir tourné autour de la maison jusqu’à la brunante, l’oncle Toine se décida d’entrer dans la cuisine, où Dine et moi lisions près de la table.

— Qu’all est, elle ?

— Sais pas… elle est partie, répondit Dine, sans cesser de lire.

Alors il devint vert d’inquiétude. Il parcourut les pièces de la maison, la chambre à coucher, le « salon » : il monta au premier étage et visita toutes les chambres, sans succès. Il sortit et se mit à tourner autour de la maison. Après quelques minutes, on l’entendit crier d’une voix basse et enrouée par l’émotion : « Tophie ! Hé, Tophie ! » Longtemps on l’entendit encore aux alentours des bâtiments, sa voix diminuant de force, pour finir par s’éteindre tout à fait dans la nuit. Au bout d’une heure, ma tante Sophie entra avec, sur le visage, un air ironique et triomphal. Mon oncle la suivait, penaud et humilié.

— L’est temps de s’coucher ! fit-il d’un ton qui voulait paraître autoritaire, mais qui n’était qu’une sorte de prière qu’il nous adressait.

Ma tante nous dit le lendemain qu’il l’avait cherchée dans tous les bâtiments avec un fanal allumé, et, qu’enfin, l’ayant trouvée dans un coin de la grange, assise sur un tas de foin, il avait déposé son fanal et avait dit simplement, en ouvrant le col de sa chemise : « Me suis lavé à la source… sens pas mauvais ! Viens-t’en ! » Puis il l’avait prise par le bras pour la faire lever et l’avait suivie humblement à la maison. Son boudin était fini.

Comme il ne savait pas lire, mais qu’il était friand de nouvelles, surtout des nouvelles politiques, Mandine ou moi lui lisions le journal hebdomadaire tous les dimanches soir. Ah, les articles politiques comme il en jouissait !

Il était « rouge » à tout casser, et c’était vraiment plaisir de voir sa joie quand son journal tapait sur le gouvernement « bleu », alors au pouvoir ! Ce qu’il retenait le plus de ces lectures, c’étaient les chiffres des dépenses de l’administration, c’était le chiffre de la dette du pays, la dette nationale !… Tant de millions de piastres pour une population de tant de millions d’habitants, c’était tant de piastres que chaque habitant devait. Par « habitant » il n’entendait naturellement que le paysan, c’est-à-dire lui-même et ses voisins. Ô alors, c’était une kyrielle de ses jurons favoris : « Qué bagasse de bout d’vache de fantasse de voleurs, de canailles que tous ces maudits bleus !… Mais, attendez ! l’bon Dieu arrangera ben ça un d’ces jours ! Laurier finira par mettre c’te crasse-là à la porte, crrréyon ! » Et il allait se coucher en bougonnant, mais heureux au fond de voir que les « papiers » s’occupaient de la chose et faisaient connaître les turpitudes gouvernementales.


II


Ma tante Sophie pouvait se vanter d’être la seule qui pût avoir raison de l’obstination de l’oncle Toine, et ma cousine, Mandine l’avait constaté plusieurs fois, à son grand chagrin.

Depuis une couple d’années Mandine avait un projet en tête. Elle rêvait d’aller passer quelques mois « en ville » pour goûter à la vie des citadins et, incidemment, faire connaître ses grâces personnelles ainsi que ses talents de pianiste, qu’elle croyait immenses, gâtée qu’elle était par les compliments exagérés de ses auditeurs ignorants. On avait des cousins et des cousines à Ottawa, des gens de la « société », des messieurs du gouvernement, du grand monde, quoi. Or depuis longtemps elle caressait l’idée de se rendre à leur invitation plus ou moins empressée, d’aller « se promener » chez eux.

Ma tante encourageait ce projet en sourdine, mais chaque fois qu’il en avait été question devant l’oncle Toine, son verdict avait été net et tranché : « Eu l’veux pas ! »

Larmes, prières, arguments, tout avait été immanquablement futile. La réponse brève mais ferme de l’oncle Toine avait toujours été la même.

Prié d’intercéder, j’avais essayé de convaincre mon oncle des avantages qu’il y aurait pour sa fille d’aller passer quelque temps à la ville. J’avais surtout fait miroiter à ses yeux les chances d’un beau et riche mariage pour elle. Je n’avais pas eu plus de succès, et toujours la même réponse, brève, sans commentaires ni explications : « Eu l’veux pas ! »