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I


— Eh ben, Dine est pas d’boute encore ?… L’as-tu réveillée, Tophie ?… Betôt huit heures et pas encore descendue, créyon de bagasse !!! peut-on craire !

— Ça fait ben dix fois que j’y crie et qu’alle répond : « Oui, oui, j’sus d’boute, j’sus d’boute ! » Hèle-la donc toé-même, Toine, voir si all’ va aboutir !

— Hé, Mandine ! Mandine ! faut-y que j’monte te descendre ou ben vas-tu descendre avant que j’monte ?… feignante de feignante !!!…

— Oui, p’pa, j’suis d’boute, j’suis d’boute… j’descends tout d’suite !…

Et, en effet, un bruit sourd sur le plancher « d’en haut » annonce le saut à bas du lit, tandis que des pas précipités, un va-et-vient nerveux et saccadé, accompagnés de petits gémissements plaintifs, précèdent une course en dégringolade dans l’escalier de bois rude, et l’arrivée essoufflée de Mandine dans la cuisine, claire et propre, où le père et la mère Toine Bougie, ainsi que moi, attendons pour se mettre à table, les premiers avec des visages mécontents, moi avec une forte envie de rire.

— T’es pas lavée ?… t’a pas fait ta prière, bougresse ?… dit la tante « Tophie ».

— J’suis fatiguée, j’ai mal dormi la nuit dernière ; et puis je n’suis pas sale !… répond « Dine », boudeuse.

— Hum !… Créyon d’bagasse !… fait le père Toine, en s’asseyant à la table toute mise, « ça fait trois heures que j’suis d’boute et que j’trime ! et toi t’as pas encore les yeux « décirés »… Tu s’ras toujours feignante !… Et ta mère t’encourage !…

Voilà la scène qui se répétait, deux matins sur cinq, toute l’année, dans la famille de mon oncle Antoine Bougie, avec qui je passais mes vacances annuelles d’étudiant en droit.

Cela n’empêchait pas qu’on se mit à table avec un bon appétit et que la fin du déjeuner ne vît que des figures rayonnantes de plaisir et de santé, à part celle de mon oncle « Toine », qui gardait en tout lieu et toujours un air bourru et « en dessous ».

Mandine, ou « Dine » tout court, qui était fraîche et charmante malgré les insinuations de sa mère, ne manquait pas de me lancer un petit clin d’œil plein de malice, tout en souriant dans son assiette, et attaquait avec entrain sa « soupanne », ses œufs à la coque et ses fruits.

Ma tante Sophie, que mon oncle, par euphonie sans doute, appelait « Tophie », jetait sur sa fille chérie et gâtée, un regard de reproche, mêlé d’admiration, et la servait avec une tendresse affectueuse.

Mandine n’était pas la fille propre de l’oncle et de la tante Toine. C’était une enfant adoptée. Quinze ou seize ans avant l’époque où mon histoire commence, un train d’émigrants européens arrivait à Ottawa, en route pour les provinces de l’Ouest canadien, et parmi les passagers, sales, mal vêtus et pauvres, se trouvaient deux petites jumelles allemandes âgées de deux ans à peu près, dont le père et la mère étaient morts durant la traversée. Mon oncle et ma tante, qui se trouvaient à la gare pour une affaire quelconque, et qui n’avaient pas d’enfants, décidèrent de prendre l’une des jumelles et de l’élever comme leur propre fille. Ils lui donnèrent le nom d’Allemandine, à cause de sa nationalité, telle qu’affirmée par les compagnons de voyage des orphelines. Cependant, ce nom, peut-être approprié en l’occasion, mais assez baroque, et trop long à pro-