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MA COUSINE MANDINE

son teint avait repris ce velouté et ce brillant qui la rendaient si agréable, si « frappante » à voir. Elle portait toujours sa robe noire, mais celle-ci, au lieu d’assombrir sa figure, faisait plutôt ressortir l’éclat de ses yeux et le carmin de ses lèvres.

Je restai quelques instants muet de surprise et… d’admiration devant le joli tableau qu’elle présentait à mes yeux.

— Eh bien, dit-elle en s’approchant de moi avec ce mouvement onduleux et gracieux qui la rendait si charmante, tu ne me dis pas bonjour ?

— Bonjour, Mandine, lui dis-je en prenant la main qu’elle me tendait.

— Et c’est tout, ça ? Tu ne m’embrasses pas après ta longue absence ? demanda-t-elle, tandis que deux fossettes délicieuses accentuaient son sourire moqueur.

— Excuse-moi, ma chère cousine, lui dis-je confus, je ne m’attendais pas à te voir bien portante, si gaie, si belle !…

Et je l’embrassai avec joie.

— À la bonne heure ! dit ma tante, témoin de cette petite scène, j’commençais à croire que Paul était devenu sauvage ou qu’il t’en voulait, Mandine.

— En vouloir à Mandine, ma tante ! fis-je en reprenant mon sang-froid, jamais de la vie ! Et vous, ma tante, je crois, Dieu me pardonne, que j’ai négligé de vous embrasser en arrivant !

— Est encore temps, dit l’oncle Toine qui entrait en ce moment. Fais ton devoir, mon garçon !

Ses yeux pétillaient de malice et de gaieté, et l’on voyait sur sa figure tout le contentement qu’il ressentait en nous voyant réunis encore une fois.

— Allons, dit-il, en se dirigeant vers l’armoire, mets-toi à ton aise mon garçon. On va prendr’un p’tit verre à ta santé et celle de Mandine !

La bouteille de whisky blanc fut mise sur la table avec le petit verre épais, et, après s’être servi lui-même, il me passa le tout pour que j’en fisse autant. Puis nous nous mîmes à table.

Le souper fut gai et plein d’entrain. L’oncle parla de sa nouvelle maison, qui devait lui coûter deux mille cinq cents piastres, oui ! Cependant, il ne regrettait pas cette dépense énorme parce qu’il pensait que c’était de l’argent bien placé et ceux qui habiteraient cette maison y trouveraient tout le confort voulu.

Je remarquai encore une fois que, en parlant de sa nouvelle construction, il clignait de l’œil vers ma tante d’un air mystérieux et taquin, comme il l’avait fait lors de sa conversation avec le contremaître à M…

Je mis cependant ce petit manège sur le compte de la joie et de l’orgueil qu’il ressentait de posséder une belle propriété au village, une propriété qui n’en céderait à aucune pour le chic et la solidité.

Après le repas du soir, l’oncle Toine sortit pour vaquer à ses travaux ordinaires, faire « son train ». Ma tante se mit à laver et serrer sa vaisselle et ranger la cuisine après avoir dit à Mandine :

— Toi, tu peux aller au salon tenir compagnie à ton cousin. Je vais faire le ménage. Allez !…

Mandine ne se fit pas prier. Me prenant par la main elle me dit gaiement :

— Viens-tu faire de la musique, Paul, comme dans l’ancien temps ?

— Avec plaisir, lui dis-je tout heureux, à condition que tu me chantes les vieilles chansons d’autrefois.

— Quelle chanson veux-tu d’abord ?

— Chante-moi « Colinette » !

— Oh, ça ! dit-elle d’un ton moqueur, c’est bien vieux, n’est-ce pas ?

Elle s’assit au piano et se mit à jouer de la musique moderne, des extraits d’opéras et autres pièces que je ne connaissais pas et qui ne m’intéressaient guère, mais que j’écoutai tout de même en silence.

Elle s’aperçut bientôt que sa musique ne me faisait pas grand plaisir. Elle cessa tout-à-coup de jouer, puis, après avoir laissé errer ses doigts sur les touches quelque temps, elle se mit subitement à chanter d’une voix devenue plus belle, plus chaude et plus ferme :

 « Colinette était son nom,
Elle habitait un village
Où l’été, dans mon jeune âge,
J’allais passer la saison ! »

Je l’écoutais ravi, et tous les anciens souvenirs du passé me revenaient en foule à l’esprit. Lorsqu’elle finit le dernier couplet de cette charmante romance :


 « Cette histoire est bien commune,
— Ce récit, certes, est bien vieux !
Pourtant, je n’en sais pas une
Qui me mouille tant les yeux.
J’aimai plus tard en poète,
Par vingt conquêtes charmé.
Je n’ai qu’une fois aimé !
Pauvre Colinette ! »


sa voix se brisa tout-à-coup, et sa phrase finit par un sanglot que le dernier accord de l’instrument sembla prolonger et intensifier. Elle appuya sa tête blonde sur le clavier, et je vis qu’elle pleurait tout bas.

Alors, je perdis toute ma réserve et ma timidité. Je m’approchai d’elle vivement :

— Qu’as-tu, pauvre Colinette ? lui demandai-je tout bas, es-tu souffrante ?

Elle ne répondit pas. Elle se leva lentement du piano et se laissa guider vers le sofa où nous nous assîmes l’un à côté de l’autre. Alors, bien gauchement peut-être, je passai mon bras autour de sa taille l’attirant vers moi. Elle appuya sa tête sur mon épaule en cachant son visage tout humide de larmes.

— Voyons, Mandine, lui dis-je de nouveau, qu’est-ce qui te fait de la peine comme ça ?

— Ce n’est pas de la peine que j’ai, dit-elle enfin, c’est… du bonheur, je crois.

Puis, levant tout-à-coup ses yeux humides vers les miens,

— Veux-tu toujours m’appeler « Colinette » et laisser « l’Allemandine » de côté ?… me dit-elle d’une voix à peine distincte. J’ai bien réfléchi depuis quelques temps, continua-t-elle après un