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MA COUSINE MANDINE

expressions « coward », « mean cur », qui semblaient être dites avec l’idée d’atteindre mes oreilles et celles de mes amis. En levant les yeux vers la glace dont j’ai parlé, je vis le regard de Jackson fixé sur moi, et alors je n’eus plus de doute sur ses intentions.

Je suis naturellement pacifique et j’ai horreur des rixes et luttes brutales. Cependant, en constatant que le Jackson voulait se moquer de moi, et même m’insulter en présence de ses amis et des miens, mon sang ne fit qu’un tour dans mes veines. Je me sentis pâlir, mes mains se mirent à trembler. Un instant, je pensai à me lever pour aller demander des explications à nos voisins. Mes amis, craignant sans doute une esclandre, proposèrent de partir et quitter la salle. Je leur répondis que j’étais venu pour attendre quelqu’un et que je ne partirais certainement pas sans l’avoir vu. Puis je me levai et, ayant retourné mon fauteuil, je m’assis en faisant face à Jackson, le fixant dans les yeux.

La pensée d’avoir à châtier cet individu ne me souriait pas, mais ma vie d’étudiant à l’Université, avec ses exercices variés de lutte, de boxe, de courses, de gymnastique de tous genres, n’était pas de nature à me faire craindre une rencontre avec ce garçon, ni de me mesurer avec lui. J’en avais trop rencontré, durant mes années de collège, de plus gros et de plus forts que ce Jackson pour le craindre ou l’éviter.

Cependant, Jackson continuait de parler et de ricaner. À un moment, je saisis quelques mots de français, et je constatai, à ma surprise, que ses deux amis étaient canadiens-français comme moi. Mais, à leur conversation en anglais, il était facile de voir qu’ils étaient plus habitués à parler cette langue que la leur.

Il y avait alors à Ottawa (je l’ai déjà dit, je crois), certaines familles canadiennes-françaises qui cultivaient les manières et le ton des Anglais. Ces gens d’une mentalité singulièrement croche, croyaient, en singeant nos concitoyens de race étrangère, acquérir une certaine distinction qui les mettait à part des autres Canadiens-français, qu’ils dédaignaient d’ailleurs et avec qui ils évitaient tout contact et tout commerce.

Ces deux amis de Jackson étaient sans doute de ce calibre, et ceci n’était pas de nature à mitiger mes sentiments envers le groupe voisin.

Je vis clairement aussi que si Jackson parlait français, c’était pour mieux attirer notre attention et enlever tout doute possible sur son intention bien arrêtée de m’insulter.

La conversation, de notre côté, s’était complètement arrêtée, et je pouvais suivre avec plus de précision ce que disaient Jackson et ses amis. Ces derniers, évidemment, ne savaient pas de quoi il retournait, et leur part de conversation se bornait à écouter Jackson ou lui poser des questions.

Une phrase nette et distincte nous arriva au bout de quelques instants de silence de notre part. Un des amis de Jackson lui avait demandé :

« Who is that little french girl, or young widow, of yours, any way ? »[1]

Jackson répondit, en bon français, en exhalant vers le plafond la fumée de sa cigarette :

« Oh ! cette petite cocotte se nomme Allemandine Langlois, ou l’Anglaise, comme ses amis l’appellent pour rire, et c’est la cousine de ce monsieur ! » dit-il en ricanant et en me désignant d’un mouvement de la tête.

En entendant ces mots, le sang m’afflua au cœur. Je vis rouge ! Avant que mes amis eussent pu me retenir, je m’avançai vers Jackson et, lui mettant la main sur l’épaule, les yeux dans les yeux, je lui dis :

« Jackson, vous êtes un vil goujat et un lâche ! Vous allez retirer ce que vous venez de dire et me faire des excuses !

Jackson avait rougi en me voyant approcher de lui, puis il avait pâli cependant, faisant mine de conserver son sang-froid et son air dédaigneux, il essaya d’ôter ma main de son épaule, que je tenais d’une poigne solide. Ne pouvant réussir à me faire lâcher prise, il se leva à demi et me porta un coup de poing à la figure, en disant :

Let go, you d… d eur ! »

Je parai facilement le coup qu’il croyait sans doute devoir m’assommer ou m’aveugler et, l’aidant à se mettre complètement debout, je lui lançai ce qu’on appelle en termes de boxe, un « upper-cut », c’est-à-dire un coup de bas en haut, qui l’atteignit au menton et le culbuta sur la table, qu’il eût renversée avec lui si ses amis ne l’eussent retenue de leurs deux mains.

Ceci s’était passé en quelques secondes, et ni mes amis ni ceux de Jackson n’avaient eu le temps d’intervenir. Ces derniers restaient là, bouche bée et trop surpris pour prendre une part quelconque à l’incident. Mes deux amis s’approchèrent de moi et voulurent me saisir, mais je les repoussai vivement. Je guettais Jackson et je venais de constater qu’en tombant penché sur la table il avait saisi un pot en cristal à moitié rempli d’eau et de glace qui s’y trouvait. Aussitôt qu’il eut repris son équilibre, et avant que ses copains n’eussent pu l’en empêcher, il leva ce pot et me le jeta à la tête. Je me baissai instinctivement, et le pot alla se briser avec fracas sur le mur en arrière de moi.

Avant que Jackson eut pu faire un autre mouvement, et tandis qu’il avait le bras en l’air, je lui portai un coup droit, un coup parti de l’épaule, qui l’atteignit entre les deux yeux et qui le fit reculer en chancelant de plusieurs pas. Je m’avançai vivement pour renouveler le coup, mais je fus saisi à bras le corps par mes deux amis et retenu impuissant malgré mes efforts pour me libérer.

Je n’aurais cependant pu rejoindre Jackson qui, en recouvrant l’équilibre, avait pris la fuite vers l’escalier, où il disparut en enjambant les marches quatre à quatre, laissant son chapeau et sa canne sur la table. Ses amis restaient assis, trop surpris pour faire la moindre tentative en faveur de Jackson, et ils le virent disparaître en baissant la tête, sans dire un mot.

Malgré que tout se fut passé en quelques minutes seulement, le bruit du verre brisé contre le mur, et la vue d’un individu courant le long des tables et se précipitant tête baissée dans l’escalier, eurent pour effet d’arrêter toute conversation dans la salle du club. Les garçons de table arrivèrent en hâte et voulu-

  1. Enfin, qui est cette petite française, cette jeune veuve, de tes bonnes amies ?