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MA COUSINE MANDINE

j’irais leur rendre compte de ma visite à Jules aussitôt que possible.

À l’hôpital je trouvai Jules dans la grande salle des malades. J’eus le cœur serré en le voyant là, abandonné au milieu d’une cinquantaine d’autres infortunés, qui me regardaient tous avec cette curiosité fiévreuse qu’ont ces malheureux quand un incident quelconque, un nouveau malade, un visiteur inconnu, vient distraire le long ennui de leurs jours de souffrance.

Jules était là inconscient, la tête entourée de linges blancs. Il me semblait qu’il était plus seul parmi tous ces malades qu’il ne l’eut été dans une maison déserte.

Je demandai à l’interne, qui m’accompagnait, si le malade pouvait être transporté dans une chambre privée, et sur sa réponse affirmative je donnai des ordres dans ce sens.

Jules fut immédiatement porté à l’étage inférieur, et je suivis, avec l’interne, le brancard jusqu’à la chambre où il fut déposé.

Quand les aides furent partis, je demandai à l’interne des détails sur l’accident et sur l’état de mon ami.

La blessure à la tête n’était pas dangereuse, et avait été causée par une chute subite où sa tête avait dû porter contre une borne-fontaine près de laquelle on avait trouvé Jules. Son évanouissement prolongé ne paraissait pas être l’effet de sa blessure à la tête, mais plutôt d’un coup de sang, une apoplexie, ou quelque chose de semblable, et pourrait devenir fatal. Son pouls et sa respiration n’allaient pas trop mal, et il n’y avait rien à faire, après les premiers soins donnés, qu’à attendre qu’il reprît connaissance.

Pendant que l’interne me donnait ces détails, j’examinais mon pauvre ami. Je fus frappé du changement extraordinaire qui s’était opéré dans ses traits. Il était à peine reconnaissable, et l’on voyait sur sa figure les marques repoussantes d’une vie de désordre et de débauche.

Je restai là une heure à peu près, sans qu’aucun changement se produisît en lui. Il semblait dormir, mais de temps en temps un soubresaut le secouait. Sa figure se crispait comme sous l’empire d’une douleur violente et soudaine.

On lui avait mis de la glace sur la tête et des sacs d’eau chaude sur le corps et aux pieds. Cependant rien n’indiquait que ces soins eussent le moindre effet sur lui.

Je pensais à sa femme, et me creusais la tête pour trouver un moyen d’avertir cette dernière de l’état de son mari. Ne pouvant rien faire pour mon ami, je me retirai après avoir recommandé à l’interne de ne pas le laisser seul, promettant de revenir aussitôt que possible, pour rester avec le malade jusqu’à ce qu’il eût repris connaissance ou que sa femme fût arrivée.

Je me rendis chez les Dubois, où je donnai un compte rendu de ma visite à l’hôpital. Ces pauvres dames étaient dans une terrible inquiétude. Elles ignoraient l’endroit, la ville ou le village où Mandine était allée, et ne pouvaient me donner aucun renseignement utile.

J’allai alors aux bureaux des deux journaux anglais de la ville pour tâcher de savoir des « scribes » où je pourrais atteindre les organisateurs de ces tournées musicales dont ma cousine faisait partie. J’appris que l’organisation en question était partie deux jours plus tôt pour Drockville, où un concert avait eu lieu la veille, et qu’en télégraphiant au maire de cette ville, je pourrais probablement communiquer subséquemment avec Mandine.

Je suivis ce conseil et, en effet, dans l’après-midi j’étais en mesure d’envoyer un télégramme à ma cousine, la mettant au courant de la situation et lui enjoignant de revenir à Ottawa immédiatement. Je reçus une dépêche une heure plus tard, m’avisant que Mandine arriverait par le train du soir.

Puis je retournai à l’hôpital, où je trouvai Jules dans le même état que lorsque je l’avais quitté.

Cependant, j’étais là depuis quelques minutes seulement quand la garde-malade, une bonne petite sœur à coiffe blanche, me tendit deux lettres cachetées et adressées, mais non timbrées, en me disant :

— On a trouvé ceci dans les poches d’habit du malade. Connaissez-vous les personnes à qui elles sont adressées ?

À ma grande surprise je vis qu’une des enveloppes portait mon nom et mon adresse, tandis que l’autre était adressée à Mandine. J’informai la Sœur de ce fait et lui dis que je me chargeais de faire parvenir à la femme du malade la lettre qui lui était destinée.

Avec une sorte de crainte, j’ouvris ma lettre et je reçus un choc en lisant ce qui suit :


« Mon cher Paul.

Je t’écris au moment de faire une chose qui te causera sans doute de la peine. Je ne puis pas souffrir plus longtemps. Tu me pardonneras, j’en suis sûr, comme je suis sûr d’être pardonné là où je vais.

J’ai hésité pendant longtemps à prendre une décision qui te paraîtra affreuse mais que je considère la seule comme remède à ce que j’endure.

Je n’ai rien fait de bien sur la terre, et avant d’être un embarras pour les autres, comme je me sens devenir, je préfère m’en aller, disparaître, ainsi que je te l’ai déjà dit.

Je vais prendre une poudre, que j’ai là devant moi, au moment où je t’écris, une dose suffisante pour m’endormir pour toujours. J’ai fait tous mes préparatifs et je me sens la conscience tranquille. Quand tout sera fini, j’espère que tu verras à ce que je sois enterré décemment et en terre sainte, si possible. Si cela n’est pas possible, qu’on me mette où l’on voudra. Je dormirai bien tranquillement n’importe où. Je n’ai rien à laisser et je n’emporte rien, pas même des regrets, à moins que ce ne soient les tiens.

Adieu, et si tu le veux bien, en souvenir de nos bonnes relations passées, pense à moi dans tes prières chaque soir. Au revoir dans un monde meilleur.

Jules. »

En lisant ces mots tracés d’une main tremblante, je fus saisi d’effroi à l’idée que le pauvre garçon, couché là devant moi, allait mourir demain, cette nuit, dans une heure peut-être !… sans se réveiller !…

Je restais là muet et tremblant. Je ne pouvais pas rassembler mes idées ni décider d’une ligne d’action quelconque. Était-il encore