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MA COUSINE MANDINE

Il s’arrêta un instant et, sans me regarder, il dit d’une voix sourde :

— Quand all’ viendra, on verra !…

— Puis-je lui dire cela, mon oncle, quand je la reverrai en ville ? dis-je, encouragé.

— Laisse-la faire… dis pas un mot !…

Ce fut tout ce que je pus obtenir de lui.

Cependant il me sembla que son ton s’était légèrement adouci en prononçant ces dernières paroles, et je crus voir que, comme je l’avais prévu, son orgueil était plutôt flatté à l’idée de voir celle qui l’avait bravé autrefois, venir avouer sa défaite et, par là, proclamer le triomphe du père omnipotent et omniscient.

Je restai encore deux jours à M… sans pouvoir régler définitivement la question du pardon de Mandine. Ma tante, à qui j’avais fait part de mes conversations avec mon oncle à ce sujet, augura bien du fait qu’il ne s’était pas mis en colère lorsqu’il avait parlé de sa fille la dernière fois.

Mes affaires personnelles terminées à M… je quittai la maison de mon oncle avec assez bon espoir d’une réconciliation possible entre lui et sa fille. Je les invitai tous deux à venir voir mon bureau à la ville, et je les laissai de bonne humeur, leur promettant de revenir aussitôt que je le pourrais.


XVII


Il se passa quelque temps avant que je revis ma cousine pour lui parler longuement.

J’étais allé chez elle en arrivant de M…, mais ni elle ni son mari n’étaient à la maison. Je sus des Dubois qu’elle était partie en voyage avec quelques amis d’Ottawa, des Anglais musiciens et chanteurs des deux sexes, pour aller donner un concert dans une petite ville peu éloignée de la capitale.

Ce voyage, auquel prit part le nommé Lomer-Jackson, mais dont le mari de Mandine fut exclus, ne dura qu’une couple de jours, mais il fut la cause de troubles subséquents sur lesquels je reviendrai plus tard.

Les renseignements qui précèdent me furent donnés par Madame Dubois et ses filles, voisines de Mandine, et ces dames ne manquèrent pas, à l’occasion, de me donner aussi une foule de détails supplémentaires sur ma cousine et son mari. Ces renseignements me mirent dans un fâcheux état d’esprit, me firent beaucoup de peine.

Mandine et son mari, me dit Madame Dubois, ne venaient plus les visiter du tout. Il y avait deux mois que Jules n’était venu fumer la pipe avec le père Dubois. Depuis, on ne le voyait que de temps à autre, rentrer chez lui à l’heure du souper. Par contre, Lomer-Jackson était un visiteur assidu et constant. Mandine recevait aussi des dames anglaises, accompagnées par des « dudes » (petits crevés) de la même nationalité. On faisait de la musique chez elle jusqu’à des heures avancées de la nuit. On y chantait, on y dansait, on s’y amusait. Les voisins commençaient à s’inquiéter au sujet de Jules. Enfin, ces dames me racontèrent un tas de potins qui me mirent mal à l’aise.

Ne pouvant voir Mandine pour lui faire un rapport verbal de mon voyage à M…, et étant trop occupé à mon bureau pour me déranger et lui courir après, je lui écrivis un bref résumé de mon passage à la maison paternelle et lui inclus un chèque pour cinquante piastres, somme soi-disant provenant de sa mère.

J’écrivis aussi un mot à Jules, lui demandant de venir fumer la pipe à mon bureau, ou à ma chambre.

Quelques semaines se passèrent encore sans que j’entendisse parler d’eux. Un beau jour la malle m’apporta un mot de Mandine accusant réception de ma lettre et de mon chèque, et m’invitant d’aller la voir chez elle.

Je m’y rendis sans tarder. J’avais hâte de la revoir et lui faire part de ma visite à M… et de l’impression que j’en avais rapportée quant à ce qui la concernait.

J’arrivai chez elle une après-midi d’un jour pluvieux. Je dois avouer que l’idée de revoir ma cousine m’offrait un certain attrait. Je voulais bien la réprimander, la morigéner un peu sur sa conduite légère ; j’avais amassé toutes sortes d’arguments, de reproches, à cet effet. Ce que Madame Dubois m’avait raconté constituait un réquisitoire assez sérieux que, chemin faisant vers sa maison, je repassais en mémoire, afin de le lui présenter en bonne et due forme, méthodiquement, par ordre d’importance et de gravité. Cependant, en la retrouvant gaie, enjouée et… charmante en son joli négligé de mousseline bleu quelconque, toute ma sévérité, tous mes projets de mentor s’évanouirent pour ne faire place qu’à un sentiment de plaisir mêlé d’une joie étrange, que je ne savais expliquer ou analyser.

De m’être occupé sérieusement d’elle à M… ; d’avoir à lui faire entrevoir la possibilité que l’oncle Toine pourrait lui pardonner ; d’avoir eu à attendre assez longtemps pour tout lui dire, tout lui raconter, cela, dis-je, m’avait rendu impatient et peut-être nerveux… Que dis-je ? j’étais anxieux de la revoir.

Pourtant, sa manière de me recevoir n’était pas faite pour justifier ma hâte de dire bonjour à ma cousine et… de l’embrasser. Car je me croyais autorisé, sinon invité, en entrant dans son petit salon sombre et parfumé, à lui donner un chaste baiser de frère ou… de cousin.

Elle accepta mon baiser froidement, et sa première parole, après les « ça va bien ? » obligatoires, fut :

— J’en ai eu du plaisir à Renfrew !… Tu parles d’un voyage de « fun » ?  !… Deux jours et deux nuits sans dormir !… Toujours rire, chanter, danser, s’amuser !… Et la semaine prochaine on va à Almonte répéter notre concert !… La semaine suivante on va à Arnprior ! Viens-tu avec nous ? Lomer te demandera si je le veux. C’est lui qui organise ces voyages !…

Je restai stupide et ne sus trouver un mot pour répondre à ce babillage de tête légère, lancé à toute vitesse, tout d’une haleine.

Sans attendre ma réponse, d’ailleurs, ma cousine continua de me détailler son voyage à Renfrew. Elle me dit le succès qu’elle avait remporté comme pianiste et comme chanteuse. Elle s’étendit sur la réception magnifique qu’on lui avait faite là-bas, ainsi qu’à ses compagnons de voyage ; les deux jours passés à l’hôtel de l’endroit, où on avait dansé toute la nuit ; les excursions aux alentours de la petite ville ; le retour à Ottawa, « tous fatigués mais si heureux !… prêts à recommencer ! » Et Lomer !… si charmant garçon, si enjoué,