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MA COUSINE MANDINE

sur la table toute mise en disant d’un ton joyeux :

— Prendra ben un p’tit verre d’appétit avant d’manger, Paul ?

Il avait enlevé son vaste frac noir et son faux-col blanc.

Il se servit d’abord et me passa ensuite le verre et la bouteille qui contenait du « whisky blanc », c’est-à-dire de l’alcool dilué avec de l’eau, ou « baptisé ». Cette boisson, cependant, était si forte que je faillis m’étouffer en l’avalant, ce qui fit rire mon oncle de bon cœur.

— Est d’la bonne étoffe, hein ?… dit-il en s’essuyant les yeux, que la force de la liqueur, autant que le rire, avait mouillés.

C’était la première fois que je voyais s’accomplir cette cérémonie de prendre un verre dans la maison de mon oncle. Je l’avais toujours connu absolument tempérant et même ennemi avéré de l’alcool.

Il avait contracté, paraît-il, cette habitude de boire un « p’tit verre » au village lors de son fameux procès, et depuis sa victoire il gardait une bouteille de « boisson » dans sa maison, pour ne s’en servir, cependant, que dans les grandes circonstances.

Nous nous mîmes à table de bonne humeur et nous mangeâmes de grand appétit un dîner que ma tante avait préparé avant de partir pour la messe et qu’elle avait réchauffé en peu de temps, pendant que l’oncle Toine voyait à ses animaux, sa basse-cour et le reste.

Tout en mangeant et en causant avec les bons vieux, je cherchais un moyen d’arriver à parler de nouveau de Mandine. Ma tante m’en fournit encore l’occasion en me demandant si j’avais aimé le chant à la messe.

— Le chant était beau, lui dis-je en clignant l’œil de son côté, pour lui faire comprendre que je saisissais son idée, mais je n’ai pas aimé l’accompagnement d’orgue. Qui est organiste maintenant ?

— C’est une sœur du couvent, répondit ma tante. Tu l’aimes pas ?

— Elle n’est pas de la force de Mandine, dis-je avec assurance. Mandine était bien mieux qu’elle. Et si vous l’entendiez maintenant !…

Mon oncle toussa dans son assiette et, tout à coup, pour changer de sujet sans doute, il me dit :

— As-tu aimé l’sermon ?

— Oui. C’était un beau sermon et je l’ai écouté avec plaisir. Ce jeune vicaire parle bien.

— Heu ! heu ! fit mon oncle avec son ton d’« ostineux ».

— Est-ce que vous n’avez pas aimé son sermon, mon oncle ?

— Heu ! oui… mais l’vicaire y devrait parler plus comme nous autres !…

— Comment, mais il a parlé en bon français !

— J’dis pas… mais y’ sert trop de mots latins. À tout bout d’champ y dit des « laoh, laoh !… » Q’ça veut dire « laoh »… ?

Je compris que ce à quoi mon oncle faisait allusion était un mot, ou une phrase assez souvent répétée par le prédicateur du matin au cours de son sermon. Il avait parlé des fautes humaines, de nos luttes, de nos déboires sur la terre : fautes qui seraient comptées là-haut, luttes et déboires qui seraient portés à notre crédit là-haut : qu’enfin la récompense finale serait donnée là-haut. L’oncle Toine n’avait saisi de ce « là-haut » que ce que le son offrait à son oreille peu cultivée, c’est-à-dire un mot étrange latin, grec ou hébreu : laoh ! laoh !

Ceci me rappelait l’histoire qu’un curé spirituel de mes connaissances me racontait un jour, et qui m’avait bien amusé.

Un bon « habitant » était allé au village entendre une conférence sur l’agriculture. Le conférencier, un peu pédant, avait, pour impressionner son auditoire, commencé son cours d’agriculture par les paroles suivantes : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; puis il dit : « que la lumière soit », et la lumière fut ; puis il dit : « que le soleil et la lune soient », le soleil et la lune furent ; ensuite il dit : « que les étoiles, les arbres, les lacs, les montagnes, les animaux soient », et les étoiles, les arbres, les lacs, les montagnes, les animaux furent. Puis le conférencier parla agriculture en termes si techniques et recherchés que la plupart des auditeurs, tous des fermiers, ne comprirent pas grand’chose et ne tirèrent pas grand profit de son cours. Or, quand le bon habitant retourna chez lui, sa femme l’accabla de questions au sujet de la conférence :

— Ça t’y été beau ? lui demanda-t-elle, curieuse.

— Ou, ça été ben beau, mais ben long !

— Quoi qu’y a dit, l’savant ?

— Ô, ben des choses !

— Quoi encore ?

— Ben, y nous a dit des choses qu’on connaissait pas.

— Quoi, par exemple ?

— Ben, y nous a dit qu’les étoiles, les arbres, les rivières, les montagnes, tout ça ça furent ! Savais-tu ça, toé, qu’les arbres, les animaux, pis les rivières ça furre ?…

* * *

Après l’histoire du sermon je ne pus parvenir à remettre la conversation sur le sujet de Mandine.

Dans l’après-midi, cependant, nous allâmes, mon oncle et moi, visiter les « bâtiments », les animaux puis les champs.

Au cours de notre promenade, j’abordai de nouveau la question de Mandine et de son mari. Je n’eus pas plus de succès que les premières fois. À la simple mention de sa fille, mon oncle devînt muet comme une carpe et me laissa parler tout le temps que je voulus. J’usai de toute mon adresse, de tous les arguments pour l’ébranler, sinon le convaincre. Rien n’y fit.

À la fin, dégoûté de mon insuccès, je lui dis :

— Pourtant, mon oncle, si Mandine revenait ici, malade et mourante, vous demander pardon, auriez-vous le triste courage de la repousser, de lui refuser un pardon qu’elle implorerait à genou ?

Je vis le bonhomme se raidir dans un effort pour conserver son sang-froid et sa dignité.