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MA COUSINE MANDINE

être apporter un changement dans le triste état de choses qu’il déplorait.

Il m’écouta en silence, mais comme sa femme, lorsque je l’avais quittée deux jours avant, il ne voulut rien promettre.

Nous partîmes ensemble et nous nous quittâmes, lui pour retourner à son bureau, moi pour faire mes préparatifs de départ pour M…

* * *

Cependant, je ne voulais pas partir avant d’aller voir ma cousine, selon ma promesse. Je me rendis chez elle le lendemain de ma rencontre avec Jules.

Je la trouvai plus gaie et plus enjouée.

Je sus plus tard que son ami, Lomer-Jackson, lui avait fait entrevoir la réalisation prochaine de son rêve : il devait la mener à une soirée musicale quelconque, donnée sous les auspices d’une association anglaise de la ville, sous le patronage et en la présence de Leurs Excellences, le gouverneur général et la Duchesse !… Elle prendrait part au programme musical et serait présentée à ces hauts et puissants personnages ! On s’imagine l’état d’exultation dans lequel se trouvait ma cousine : « Être présentée au gouverneur !… lui parler comme à un simple mortel !… pensez donc !… »

Quand elle fut comparativement calme, je lui parlai de mon départ, lui rappelant le message dont elle devait me charger pour sa mère. Je lui parlai de son mari et de son triste état d’âme.

Elle ne fit que rire de mes craintes au sujet de ce dernier. « Il était trop lâche pour jamais attenter à ses jours ! Il aimait bien trop sa vie d’ivrogne, de joueur et de débauché pour jamais la quitter de son gré !… »

Quant au message pour sa mère, c’était simplement pour demander à tante Sophie de lui envoyer un peu d’argent par mon entremise… « Oh ! bien peu de chose… une cinquantaine de piastres qu’elle devait avoir de cachées quelque part. »

Je fus péniblement frappé de sa légèreté d’esprit et de… son manque de cœur, pour tout ce qui ne touchait pas à ses rêves ambitieux. Je constatai, en plus, que mon ami Jules avait raison de dire que sa femme ne l’aimait pas… qu’elle ne l’avait jamais aimé !

Mais malgré ma peine et mon désappointement en face de la légèreté mentale de ma cousine, je ne pus m’empêcher de l’embrasser en la quittant. J’étais sous le charme irrésistible de sa vive intelligence, de ses grâces naturelles, et — j’aimais à le croire, je voulais le croire — de sa bonté innée, que les revers et les désillusions à venir ne manqueraient pas de faire reparaître dans toute sa force enchanteresse.


XV


Quand j’arrivai chez mon oncle Toine on m’accueillit à bras ouverts. Ma tante Sophie, cependant, ne put s’empêcher de pleurnicher un peu en me serrant la main et en m’embrassant. Sans doute ma présence lui rappelait sa Mandine absente, et son pauvre cœur était tout bouleversé par le chagrin que lui causait la disparition de sa bien-aimée. Je compris, à son regard inquiet, qu’elle avait hâte de me demander des nouvelles, mais qu’elle n’osait le faire en présence de son mari.

L’oncle Toine, au contraire, me parut gai et bien plus communicatif que d’habitude. Il ne me parla pas de sa fille cependant, et je vis bien qu’il lui gardait rancune de son départ et de son mariage.

Lorsque nous fûmes à table, pour le souper, il devint tout-à-fait loquace et il finit par me déclarer, à ma grande surprise, qu’il était devenu un personnage à M… depuis mon départ. Il était maintenant marguiller de la paroisse et conseiller de la municipalité, avec des chances de devenir maire dans quelques années.

Dire que je fus surpris de ces nouvelles, n’est pas le mot ! Lui que je connaissais si taciturne, si renfrogné et si solitaire de nature et d’habitude, comment avait-il fait, ou, plutôt, quels événements extraordinaires l’avaient-ils décidé à sortir de son isolement et de ses habitudes d’ermite pour se lancer dans la vie publique et accepter des charges aussi importantes que celles-là ?

Comment se faisait-il aussi que Mandine ne m’eut jamais soufflé un mot des honneurs auxquels son père était parvenu dernièrement. Ma tante me dit plus tard que son mari lui avait défendu de parler de la chose à sa fille quand elle lui écrirait, sans doute par esprit de rancune et de petite vengeance.

Mon oncle Toine ne fut pas sans remarquer ma surprise et cela le réjouit énormément. Ses petits yeux pétillaient de joie en me racontant son triomphe.

— Hé, bégasse ! disait-il en se frottant les mains, t’es surpris, hein ? Suis pas instruit, comme les m’sieux d’la Chambre, moi, mais j’ai d’la tête, et c’est ça qui compte, e’pas ?…

— Sans doute, lui répondis-je, mais dites-moi donc ce qui vous a décidé à vous présenter pour les honneurs municipaux ?

— Euh m’suis pas présenté. ’Ai été demandé, bégasse !

Et, les deux coudes sur la table, il me raconta l’histoire d’un procès avec les autorités du village de M… où il avait eu tous les avantages ; où son jugement solide, sa forte tête avait triomphé des opinions du conseil municipal, et où le curé même avait dû baisser pavillon.

Il avait acheté, quelques vingt-cinq ans avant et presque pour rien, d’un pauvre diable en mauvaise posture financière, une petite propriété avoisinant la maison d’école du village.

Cette propriété comprenait une couple d’arpents de terre et une vieille maison à moitié en ruine. Le terrain était séparé de la maison d’école par un vieux mur de pierre aussi en ruine.

L’année précédente, les autorités municipales et religieuses avaient décidé de construire une nouvelle maison d’école et d’agrandir le terrain qui l’entourait. Au moment de donner le contrat pour la nouvelle construction, on s’aperçut que le vieux mur de pierre de mon oncle empiétait sur le terrain de la maison d’école,