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MA COUSINE MANDINE

— Oui… oui… Je crois tout cela. Cependant, elle est bien changée depuis quelque temps. J’ai peine à reconnaître en elle la douce et aimable petite Mandine que j’ai épousée il y a à peine deux ans ! Elle s’ennuie ; la vie lui pèse aussi, la vie monotone qu’elle mène avec moi. Elle veut briller, te dis-je. Elle se croit incomprise par les gens qui l’entourent, en commençant par moi. À l’entendre, Ottawa est un trou de ville. Bah ! le Canada entier est un pays sauvage, arriéré. Il lui faut l’Europe, l’Angleterre surtout, pour s’épanouir librement !… C’est là seulement que se trouve cette atmosphère exempte des préjugés mesquins qui nous entourent ici et empoisonnent l’existence ! C’est là seulement que les pensées, comme les actions, sont libres ; où l’on a pas à s’occuper du qu’en dira-t’on ! C’est là, enfin, qu’on se fiche de l’opinion du monde et qu’on vit largement, fièrement, au soleil de la liberté ! C’est là qu’elle veut aller !… Elle menace de partir, de me quitter !… Oh, si tu l’entendais parler sur ce sujet, comme cela m’arrive trop souvent de l’entendre !…

J’écoutais Jules en silence à mon tour. Il était devenu excité, énervé. Il se levait de sa chaise et marchait autour de la table où nous nous étions assis.

— Voyons, calme-toi, mon cher, et écoute-moi, lui dis-je en lui prenant le bras. Tu sais bien que cet état d’âme chez ta femme n’est que passager. Elle est trop intelligente et trop bonne pour donner suite à ces projets fous !

— Je suis convaincu du contraire, me dit-il en se rasseyant. Et, ma foi, je suis convaincu aussi qu’il serait mieux pour elle et pour moi qu’elle suivit son idée ! Il me prend des envies de tout vendre ce que j’ai d’ameublement et de lui en donner l’argent pour qu’elle s’en aille. Moi… je m’arrangerai n’importe comment… Je ne compte pas, je ne compterai pas longtemps !…

— Veux-tu te taire, malheureux !… Et tes principes religieux, qu’est-ce que tu en fais ?…

— Ah ! ma religion !… J’y pense toujours ! Je sais bien ce que ma religion me prescrit à ce sujet… Mais, j’ai beaucoup réfléchi, et je me suis dit que Dieu, qui m’a mis sur la terre avec toutes mes faiblesses, tous mes défauts, me pardonnera, en bon père qu’Il est, si le courage m’abandonne et si je quitte un monde où je lui fais honte ; où chacune de mes actions est une injure, une insulte à sa loi ; si je dis adieu à une vie dont chaque heure est un reproche à son immense bonté, à son immuable justice !…

— Tais-toi, pour l’amour de Dieu ! lui criai-je, horrifié de ces paroles terribles, tu ne sais pas ce que tu dis !… tu divagues !…

— Non, je ne divague pas. J’ai une confiance illimitée en la bonté sans fin de l’Être Suprême. J’ai foi en lui, en son indulgence… en sa justice… Il me pardonnera !…

Et le malheureux pleurait en disant ces mots, qui sortaient étouffés de sa gorge, empreints d’une conviction qui me faisait peur. Je ne pouvais douter de sa profonde sincérité et, malheureusement, de sa ferme résolution de faire ce qu’il disait.

— Dis-moi, Jules, y a-t-il longtemps que tu as vu un prêtre, que tu as été à confesse ?

— J’ai fait mes Pâques au printemps. Mais je me mettrai en règle… avant de partir.

Je ne savais plus quoi dire, quoi avancer, pour le convaincre et le faire changer d’idées. Nous restâmes silencieux pendant quelques minutes. Il pleurait toujours tout bas, et le spectacle de ce bon garçon, que j’avais connu si posé, si froid et si calme, devenu une chose molle comme une loque, me bouleversait le cœur.

— Mais, dis-moi encore, continuai-je, si les choses changeaient ? Si Mandine revenait, pour toi, ce qu’elle était au début de votre vie marié ?

Il secoua la tête tristement et, me regardant avec un sourire navré :

— Tu ne la connais pas comme je la connais, dit-il. Elle est aussi têtue que son père, et elle ne changera jamais. D’ailleurs, je sais qu’elle ne m’aime pas… qu’elle ne m’a jamais aimé. C’était une enfant quand je l’ai mariée ; elle ne connaissait rien de la vie. Maintenant qu’elle a goûté à l’existence mondaine, à la vie réelle, comme elle dit, sa nature, son tempérament de jouisseuse a pris l’ascendance. Elle, non plus, ne peut se résigner à notre genre de vie monotone. Il faut que cette vie change pour elle, et j’accepte et me résous !… Il n’y a pas d’autre chose à faire.

— Folies, bêtises que tout ça !…

— Tu te rappelles ce que tu me disais autrefois, au sujet des idées romanesque de ta cousine, de ses rêves à propos de sa naissance mystérieuse… Elle s’imaginait être la fille de grands personnages, de nobles, de princes… que sais-je. Hé bien !… je commence à croire qu’elle était dans le vrai. Tout, chez elle, indique des goûts, des aspirations au-dessus de notre monde, de notre mode de vie, de nos habitudes. Elle est sans doute la victime de cet atavisme qui se retrouve dans toutes les sphères, dans toutes les espèces, dans toutes les classes ; atavisme, bon ou mauvais, qu’on rencontre chez les hommes comme chez les animaux. Il n’y a donc rien d’étonnant que, fille d’un père et d’une mère dont la vie a pu être une suite d’extravagances, d’aventures extraordinaires, la pauvre enfant ne puisse faire autrement qu’obéir aux lois de la nature : faire comme père et mère !

Cette théorie de mon ami, émise froidement et posément — il s’était calmé tout-à-coup — me fit comprendre combien il avait réfléchi, calculé et analysé depuis quelque temps. Et, ma foi, je trouvai que ce qu’il disait ne manquait pas de bon sens. Sa théorie avait du bon. Cependant rien ne prouvait ce qu’il avançait, et je continuai de discuter pendant longtemps son idée du suicide. Je le menaçai de raconter à sa femme notre conversation. Rien n’y fit. Il ne répondait pas à mes arguments ; mais je sentais qu’il restait obstinément attaché à son projet.

À la fin, découragé, désolé et à bout d’arguments, je lui annonçai que j’allais à M… dans quelques jours, voir les parents de Mandine, et je le suppliai de prendre patience et courage jusqu’à mon retour. Je pourrais peut-