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MA COUSINE MANDINE

— Nous aussi, dirent les deux amis, allons manger sans bourse délier ! Venez-vous ?

Je refusai, prétextant que je ne dînais que le soir.

Ils se dirigèrent tous les trois vers un bout du long comptoir où étaient rangés cinq ou six assiettes et plats dans lesquels, je le constatai plus tard, on avait jeté des morceaux de biscuits secs, des débris de viande froide, des bouts de hareng fumé, de morue salée, des choux au vinaigre, des cornichons, des oignons, du fromage très fort… en parfum. Des restants de table, enfin, un méli-mélo, un salmigondis difficile à décrire et plus difficile, sans doute, à digérer.

Les trois amis se mirent à piger dans les assiettes, au p’tit bonheur, avec leurs doigts, et avec un entrain qui donnait raison au dicton familier : « ventre affamé n’a pas d’oreilles ». Seulement, dans ce cas, leur ventre à eux devait aussi manquer de nez et d’yeux.

Je sus plus tard que c’était là le premier repas du jour pour un grand nombre de ces petits employés de bureau, dont l’estomac, brûlé par les boissons alcooliques, se refusait à toute nourriture avant d’avoir été réchauffé, stimulé, activé par un certain nombre de consommations à base d’alcool.

D’ailleurs, pour des gens qui ne touchaient leur salaire qu’une fois le mois, et qui, grâce à leurs habitudes de bohèmes, n’avaient plus le sou une semaine après avoir touché ce salaire, ce genre de sustentation n’était pas à dédaigner quand venait la fin du mois, car il était absolument gratuit pour les habitués de la buvette. Ils payaient le boire et le restaurateur donnait le manger. De là le nom de l’établissement — un restaurant.

Nos trois amis s’en donnaient donc à cœur joie au bout du comptoir. D’autres confrères de bureau, plus tard, arrivèrent en bande se ranger à leurs côtés et se mirent aussi à prendre leur part du festin. Certains d’eux demandèrent des dés au garçon du « bar », et se mirent à jouer pour savoir qui paierait la consommation obligatoire. Les conversations à bâtons rompus s’engagèrent d’un bout du comptoir à l’autre, les saillies, les répliques, les « scies », se mirent à pleuvoir au milieu d’éclats de rires bruyants, de bourrades, de taloches, et la salle eut bientôt l’air d’une salle de récréation où des collégiens en congé se seraient donné rendez-vous pour donner libre cours à leur humeur tapageuse et destructive.

Je vis bien que je ne pourrais pas séparer Jules de ses copains, et comme je ne pouvais pas passer l’après-midi dans cette buvette, je me levai et allai prendre congé de lui, sous prétexte d’un engagement pressant que j’avais oublié. Je lui dis que je reviendrais le voir le lendemain matin. Je m’excusai auprès de ses deux amis, qui ne me pressèrent nullement de rester, et je les quittai très occupés à leur banquet.


XIV


Le lendemain, vers les dix heures du matin, j’allai chercher Jules à son bureau et l’emmenai au Club Rideau, dont j’étais membre, et là, assis bien confortablement et en toute tranquillité nous nous mîmes à causer. Le pauvre garçon avait l’air un peu dépaysé et perdu dans cet intérieur luxueux et bien différent des bouges où, évidemment, il frayait depuis quelque temps. Je l’eus bientôt mis à son aise en lui faisant servir un verre de sa boisson favorite, le « gin ».

Mandine ne lui avait pas soufflé mot de ma visite chez elle, et quand je lui eus dit que j’étais allé voir sa femme, il parut gêné et inquiet.

Je lui racontai en peu de mots la conversation que Mandine et moi avions eue à son sujet, ou à peu près, et je lui dis la promesse que j’avais faite à sa femme de venir le sermonner, lui sur sa mauvaise conduite et ses relations regrettables.

À mesure que je lui parlais, je le voyais s’attrister de plus en plus. La tête penchée sur sa poitrine, il m’écouta longtemps en silence, sans repousser un seul des reproches que je lui adressais. À un moment donné, je vis de grosses larmes couler le long de ses joues blêmes ; ses lèvres tremblèrent plus fort, et un profond soupir, presqu’un gémissement, s’échappa de sa poitrine.

— Oui, je comprends bien tout ce que tu me dis, mon cher ami, gémit-il, et je sais bien que tu as raison de me parler comme tu le fais, mais… je suis si malheureux !… Tu ne sais pas… tu ne peux pas réaliser mon désappointement immense !… mon malheur !… La vie m’est à charge, vois-tu, et j’aimerais autant disparaître, m’en aller… je voudrais mourir !…

— Comment, m’écriai-je, tu penses à mourir ?… Et ta femme ?

— C’est à cause d’elle, mon pauvre ami… C’est elle qui me décourage et m’enlève toute la joie de l’existence, toute envie de vivre ! Si tu savais ce que j’ai enduré et ce que j’endure de reproches, de lamentations, depuis que je suis marié ! Je sais bien que Mandine m’est supérieure au point de vue intellectuel, et même au point de vue de l’éducation, de l’instruction ; je sais bien que ma position ne me permet pas de la placer au rang social auquel elle appartient… qu’elle désire. Mais son ambition, ses aspirations sont telles qu’elles effacent de son existence toute autre considération. Devoirs conjugaux, affection, respect filial… rien n’existe pour elle quand il s’agit de paraître, de briller dans le monde. Elle est prête à tout sacrifier, tout abandonner, pour arriver à ses fins.

Tu sais peut-être qu’elle s’est prise d’engouement pour ce jeune importé d’Angleterre ou d’Écosse, ce Lomer-Jackson que tu as rencontré chez moi ? Eh bien, elle ne voit que lui, elle n’entend que lui, ne parle et ne rêve que de lui. Oh !… si tu savais tout ce que j’endure, tout ce que je crains… tout ce que je pressens…

— Voyons, mon cher Jules, lui dis-je brusquement, tu ne veux pas insinuer que Mandine oublie ses devoirs d’épouse ? Tu sais bien qu’elle est et sera toujours honnête et vertueuse. Son éducation de famille, sa nature, ses goûts, l’empêchent d’être autre qu’une honnête femme !