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MA COUSINE MANDINE

dans un bureau d’avocat pour faire ma cléricature, j’aurais plus de loisirs et je pourrais les visiter plus souvent, elle et Jules.

Je profitai de son allusion au village de M… pour lui demander des nouvelles de l’oncle et la tante Toine.

Ici encore ma cousine me parut froissée de ma question.

— Je n’ai pas de nouvelles récentes d’eux, me dit-elle, en feuilletant un livre qu’elle tenait sur ses genoux.

— Est-ce que tu ne leur écris pas de temps à autre ? lui demandais-je.

— Oui… oh ! oui… mais je n’ai pas écrit dernièrement… j’ai été occupée…

— Naturellement, je comprends. Cependant tante Toine doit être bien inquiète sur ton compte. Est-ce que tu n’iras pas la voir cette année ?

— Oh, j’aimerais bien y aller, mais papa me boude toujours, et il ne veut pas même entendre lire mes lettres, d’après ce que maman me dit. Alors, tu comprends que cela ne me tente pas beaucoup d’aller là, risquer de me faire fermer la porte au nez ! Maman m’a dit dans sa dernière lettre, qu’elle avait parlé de venir faire un tour à la ville… par affaire. Cela a causé une véritable tempête dans la maison. Depuis maman n’a plus parlé de ce voyage.

— Et tu as cessé d’écrire à ta mère ?

— Que veux-tu ! Je commence à être fatiguée de toujours lire que papa m’en veut à la mort et qu’il ne pardonne pas ni n’oublie. Il a même empêché maman d’aller porter ses lettres au bureau de poste de crainte qu’elle n’y glisse quelque argent pour moi. Il y va lui-même !… Et c’est bien cela qui me choque le plus et qui fait que je ne leur écris plus !… Ne plus rien m’envoyer !…

Je restai ébahi de cette confession de ma cousine, où elle exposait si cyniquement son égoïsme et son manque de gratitude et d’amour filial. Je compris que c’était surtout parce que les envois d’argent avaient cessé qu’elle était choquée.

— Et Jules, que dit-il de cela ?

— Oh, Jules !… Jules s’est abruti depuis quelque temps au point qu’il ne s’occupe plus de rien de ce qui me concerne. Il va à son bureau le matin, dîne au restaurant, et souvent ne vient pas souper à la maison. Quand il vient, il repart immédiatement après le souper pour aller passer la soirée et presque la nuit dehors, je ne sais où. Il arrive à des deux ou trois heures du matin, et il a de la peine à monter l’escalier tellement il est ivre !…

Il ne me parle que pour disputer et faire des reproches, se plaindre…

— De quoi se plaint-il ?

— Hé ! de tout et de rien en particulier.

— Alors, ma pauvre Mandine, ça va donc bien mal ici ? Y a-t-il longtemps que les choses sont ainsi ?

— Depuis quatre ou cinq mois. Depuis la réception chez Lady Laurier. Il dit que cet événement a été pour lui une cause de si fortes dépenses qu’il a été obligé de s’endetter à n’en jamais sortir. Pour remédier à cela, ou pour oublier plutôt, il s’est mis à boire !… Il ne me donne plus un sou ; nous sommes endettés partout. L’épicier, le boucher, le boulanger menacent d’arrêter notre crédit !…

Et maintenant que maman ne m’envoie plus d’argent, je suis dans un état désespéré. Si je n’avais pas de bons amis pour m’aider un peu, je ne sais plus ce que je deviendrais.

— Des amis ? Tu veux dire les Dubois ?…

— Oh, non, pas eux… Je ne veux plus rien devoir à ces gens-là ! Non, j’ai un bon, un fidèle ami de qui je n’ai pas honte d’accepter un prêt de temps à autre…

En disant ces dernières paroles, ma cousine avait rougi légèrement. Elle s’arrêta tout-à-coup, craignant d’avoir été trop communicative. Comme je gardais le silence, et voyant mon air interrogateur, elle ajouta :

— C’est dans le besoin qu’on apprécie les amis !

J’hésitais à poursuivre mon interrogatoire, et pourtant j’étais décidé à faire mon devoir d’ami et de cousin. Mandine s’était tue et fixait des yeux une page du livre qu’elle tenait toujours ouvert sur ses genoux. Le souvenir de nos anciennes relations amicales et affectueuses vint à mon aide, et je lui dis brusquement :

— Cet ami, ma chère cousine, je crois le connaître…

— Oui, tu le connais. Tu l’as rencontré ici. C’est M. Lomer-Jackson, un parfait gentleman !

— Eh bien, Mandine, tu me pardonneras si je te parle franchement, en ami, en cousin qui t’aime bien et qui ne désire que ton bonheur. Je crois sincèrement que ce monsieur Jackson est la cause directe de tes difficultés avec Jules. Les roches parlent, tu sais. J’ai su que ton mari voyait d’un bien mauvais œil l’intimité qui s’est établie entre toi et ce lord écossais. Peux-tu le blâmer d’être jaloux… et de boire pour oublier ?

— Il n’a aucune raison d’être jaloux Lomer est un bon ami pour moi… mon seul ami !

— Es-tu bien sûre que ce soit un ami absolument… désintéressé ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien, ce monsieur anglais, ou écossais, est-il bon et généreux au point de te rendre service… de te prêter de l’argent, par pure philanthropie, par simple altruisme ? N’a-t-il pas, au fond de son cœur, quelque but secret, quelque vague espoir d’une récompense… ici-bas ?

J’étais devenu un peu ironique, j’ai peur, et ma cousine, qui s’en aperçut sans doute, fut prise d’une colère plus ou moins sainte.

— Qu’est-ce que tu cherches à insinuer avec tes grands mots d’altruisme et de philanthropie, me dit-elle, le visage rouge et animé, Monsieur Lomer-Jackson est un gentleman qui s’intéresse à moi… qui me prend en pitié parce que je suis malheureuse, parce que je n’occupe pas la position sociale que je devrais occuper. Il dit que je devrais être dans un autre milieu, avec des gens susceptibles de m’apprécier. C’est un excellent cœur et un vrai gentleman ! Il est bien mieux que tous ceux que je connais !…

— Merci… pour tes connaissances.

— Oh ! je ne parle pas de toi !… tu n’es pas une connaissance… tu es un parent et…