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MA COUSINE MANDINE

avait duré. Enfin, il avait joué le rôle de l’« Étranger ».

Ceux qui suivirent des yeux cette petite comédie — Jules et moi étions de ceux-là — ne s’y trompèrent point.


X


Lomer-Jackson, qui en avait certainement reçu l’invitation, commença par visiter Jules et ma cousine le dimanche après-midi. Puis il en arriva bientôt à passer la soirée avec eux, sous le prétexte qu’il aimait beaucoup la musique, vieux prétexte qui se prête si admirablement à toutes sortes d’intrigues et de petits romans.

Il arriva enfin que ma cousine et l’écossais passèrent la soirée en tête-à-tête. Jules, depuis quelque temps, avait pris l’habitude de sortir le soir, après le souper, pour ne rentrer que tard à la maison. Peut-être éprouvait-il une certaine répulsion pour cet étranger qui, quoique poli et affable pour lui, ne pouvait se débarrasser d’un air protecteur désagréable et insupportable.

Petit à petit, Lomer-Jackson, ou Lomer tout court, comme l’appelait familièrement ma cousine, s’insinua dans le ménage de Jules. Du dimanche après-midi et d’un ou deux soirs de la semaine, il en vint à visiter ma cousine aux heures où il était certain de la trouver seule, le matin, l’après-midi, le soir. Puis, on les rencontra tous deux, lui et Mandine, dans les rues de la ville, dans les magasins, au théâtre. Si bien que les voisins, les amis, les connaissances, commencèrent à jaser.

Madame Dubois, de qui je tenais tous ces détails, fut tellement véhémente dans ses accusations et ses jugements, un jour que je l’avais rencontrée par hasard, que je fus profondément ému de son histoire.

J’avais toujours éprouvé un vif sentiment d’admiration pour ma cousine, et j’avouerai même que n’eut été l’intrusion de mon ami Jules dans la vie familiale de l’oncle Toine, il aurait bien pu arriver que mon admiration pour « Dine » se fut changée insensiblement en un sentiment plus profond et plus ardent. De son côté ma jolie cousine m’avait souvent témoigné une affection sincère. Nos rencontres et nos séparations annuelles étaient devenues, dans les dernières années, de gros événements, des choses mémorables pour nous deux.

Lorsque, au cours de mes vacances à la maison de l’oncle Toine, par des beaux soirs d’été où tout se prêtait à la rêverie et à la poésie, ma charmante cousine chantait, de sa voix émue et prenante, cette délicieuse bluette, où le poète dit :

 « Colinette était son nom,
Elle habitait un village
Où l’été, dans mon jeune âge,
J’allais passer la saison.
Elle n’était qu’une fillette,
Je n’étais qu’un écolier.
Elle est morte en février…
Pauvre Colinette !


et puis cet autre couplet :

Sur ce banc ce fut un soir
Notre dernière entrevue.
J’avais l’âme tout émue :
Je l’aimais sans le savoir.
Prenant sa main dans la mienne,
Je lui dis d’un ton chagrin :
Adieu jusqu’à l’an prochain…
Pauvre Colinette !


eh bien, je vous assure, là, franchement, que je restais tout pensif, tout rêveur et… tout ému. Je crois bien que, comme le poète, j’aimais ma blonde cousine sans le savoir !

Je me rappelle qu’un soir, doux et tiède, assis tous deux sur le sofa du salon, après qu’elle eut chanté cette chanson, je me mis à fredonner l’air et les paroles en jouant avec une des longues tresses de cheveux de ma cousine. J’ai la voix fausse et peu d’oreille, mais il me semblait que ce que je chantais était comme l’écho de ce que je venais d’entendre si bien chanté. Seulement au lieu de dire : « Colinette était son nom… », je disais « Mandinette était son nom… » Cela sonnait aussi bien et me semblait plus réel et aussi plus en rapport avec ce que je ressentais ! Ma cousine devint toute rouge et confuse. Elle me regarda d’un air surpris, et je crus voir une larme dans son œil bleu. Tout à coup elle retira ses cheveux de mes doigts tremblants et « Grand fou ! »… dit-elle en s’éloignant.

Je n’ai jamais su si elle faisait allusion à ma voix ou à ma substitution de noms.

Pour revenir à l’histoire de Madame Dubois, ce qu’elle me raconta ce jour-là me troubla profondément.

Je ne voyais pas Jules souvent depuis quelque temps, ni sa femme d’ailleurs. J’étais assez occupé par mes études du droit, que je terminais, et Jules ayant brusquement cessé de venir me voir à l’Université, où j’étais élève pensionnaire, ce n’était que de temps à autre, un dimanche par-ci par-là, que j’étais allé leur faire visite à domicile.

C’était justement lors d’une de ces visites que j’avais rencontré M. Lomer-Jackson, et j’avais trouvé étrange que le mari ne fut pas là.

De ma rencontre avec le jeune écossais, je n’avais gardé qu’un vague souvenir. Cependant, à mesure que Madame Dubois parlait je me rappelais certaines expressions, certains gestes de cet individu qui ne m’avaient d’abord rien laissé mais qui, maintenant me revenaient en mémoire et me mettaient au cœur une sorte de colère et de rancune, j’allais dire de jalousie. Je me rappelais les manières protectrices, l’air nonchalant, dédaigneux, avec lesquels ce jeune insulaire m’avait salué, sans me tendre la main, lorsque ma cousine nous avait présentés l’un à l’autre. Je revoyais l’embarras de Mandine à mon arrivée chez elle, et l’empressement qu’elle avait apporté à me conduire vers la porte et à m’ouvrir lorsque j’avais pris congé. Tous ces petits détails oubliés me revenaient maintenant avec précision et fortement grossis, sans doute, par la lumière que le récit de Madame Dubois jetait sur cet individu.

En écoutant cette bonne dame, je me représentai tout-à-coup le dénouement qui devait