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120 REVUE d’histoire LITTÉRAIRE DE LA FRANCE.

texte des Lettres de la montagne : « A la première apparition d’un livre célèbre, je résolus d’en attaquer les principes... j’exécutois l’entreprise, quand j’appris que l’auteur étoit poursuivi. A l’instant je jetai mes feuilles au feu ». Si les formules de Rousseau sont exactes, l’annotation du livre ne serait pas la première étape de cette réfutation. Il aurait d’abord écrit un discours continu, qu’il aurait détruit, et auquel il aurait emprunté à la fois les arguments de la Profession et les notes marginales.

Mais rien ne prouve que toutes ces notes aient été inscrites par Rousseau d’un seul coup, en lisant le livre méthodiquement. Au contraire, la longue note de la page 70 a été visiblement écrite à deux reprises; de même, semble-t-il, celle de la page 79 : il se contente d’abord de mettre en marge : « à réf.[uter] », puis, une autre fois, il revient au même passage, pour y noter l’objection qu’il n’avait pas su préciser à une première lecture. L’une des notes de la page 7 et la note de la page 69 sont d’une encre beau- coup plus foncée, et paraissent avoir été ajoutées à un second examen du livre. La note même de la page 2o6, qui inquiète si fort M. Schinz et qui sert de point de départ à toute son argumenta- tion, appartient, elle aussi, par la couleur de son encre, à une revision ultérieure; et du reste son texte seul suffirait à prouver que Rousseau a lu l’ouvrage plus d’une fois : « Le principe, dit-il, duquel l’auteur déduit dans les chapitres suivants..., les raisonne- ments des chapitres suivants... ». Il a donc déjà lu ces chapitres, quand il inscrit cette note’. Ne pourrait-on pas très vraisembla blement supposer que Rousseau, à une première lecture, avait annoté le chapitre i du Discours I, qui lui paraissait d’une impor- tance capitale, et que, plus tard, alors qu’il avait déjà rédigé toute la Profession, il était revenu aux chapitres suivants ’^?

Il n’est pas nécessaire ici de prendre parti pour l’une ou l’autre solution, quoique la seconde paraisse de beaucoup la plus probable. « Toute notre thèse s’écroule, écrit M. Schinz, si nous ne réussis- sons pas à expliquer de façon satisfaisante un texte d’une authen- ticité indiscutable (c’est la note de la page 256), et qui semble

1. Par contre, — el ceci confirmerait l’Iiypothèse que je présente,— la première note de la page 6 semblerait indiquer que Rousseau a commencé l’annotation du livre sans l’avoir lu en entier : « Je ne sais pas encore comment il va prouver cela » ; mais il se pourrait que ce fût là une simple formule d’exposition.

2. On remarquera en elTct que Rousseau n’a mis aucune annotation en face des arguments dHelvetius contre la liberté, le désintéressement, etc. Rien de plus naturel, si la Profession est déjà rédigée en entier, et si ces arguments y sont déjà réfutés. Sauf la théorie du jugement passif, qui appartient toute au premier chapitre du premier Discours, aucun des principes d’Helvetius relevés par Rousseau dans la Profession ne se trouve contredit sur l’exemplaire de l’Esprit.