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CONTEURS CANADIENS-FRANÇAIS

livres on peut évoquer les esprits de l’autre monde, le diable même. Quelques incrédules secouèrent la tête, et le vieillard appuya fortement la sienne sur son bâton.

— Moi-même, reprit Amand, il y a environ six mois, j’ai vu le diable sous la forme d’un cochon.

Le mendiant fit un mouvement d’impatience et regarda tous les assistants.

— C’était donc un cochon ? s’écria un jeune clerc notaire, bel esprit du lieu.

Le vieillard se redressa sur son banc, et l’indignation la plus marquée parut sur ses traits sévères.

— Allons, monsieur Amand, dit le jeune clerc notaire, il ne faudrait jamais avoir mis le nez dans la science pour ne pas savoir que toutes ces histoires d’apparitions ne sont que des contes que les grand’mères inventent pour endormir leurs petits-enfants.

Ici, le mendiant ne put se contenir davantage : — Et moi, monsieur, je vous dis qu’il y a des apparitions, des apparitions terribles, et j’ai lieu d’y croire, ajouta-t-il en pressant fortement ses deux mains sur sa poitrine.

— À votre âge, père, les nerfs sont faibles, les facultés affaiblies, le manque d’éducation, que sais-je ? répliqua l’érudit.

— À votre âge ! à votre âge ! répéta le mendiant, ils n’ont que ce mot dans la bouche. Mais, monsieur le notaire, à votre âge, moi, j’étais un homme ; oui, un homme. Regardez, dit-il, en se levant avec peine à l’aide de son bâton ; regardez, avec dédain même, si c’est votre bon plaisir, ce visage étique, ces yeux éteints, ces bras décharnés, tout ce corps amaigri. Eh bien ! monsieur, à votre âge, des muscles d’acier faisaient mouvoir ce corps qui n’est