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travail avait, de bonne heure, remplacé pour lui les ébats. Ce dur apprentissage de la vie avait précocement mûri son caractère tout en intensifiant l’impression de vide qu’il sentait dans son cœur. C’est l’impérieux besoin qu’il éprouvait d’une affection ou d’un dévouement pour combler ce vide qui le rendait parfois songeur et même morose.

À force d’énergie et par des prodiges d’économie, il avait enfin acquis l’atelier de son patron, préférant au trafic douteux de la traite le travail ardu mais honnête de forgeron, maréchal-ferrant, serrurier, etc., états qu’il cumulait avec succès. Comme l’ouvrage abondait, son pécule allait s’arrondissant et de ce sentiment de sécurité matérielle naissait en lui la confiance, l’espoir, la réalisation peut-être entrevue de quelque rêve secrètement caressé.

Lorsque la forge était déserte, que les badauds s’étaient dispersés, que les potins avaient fait trêve, son bras vigoureux retombait, comme las de l’effort incessant, son grand œil noir et doux regardait sans voir vers l’horizon lointain et, charmée sans doute du sujet de cette rêverie, sa lèvre, esquissait un sourire. Puis, un client qui entre, un chien qui aboie le faisait tressaillir, le tirait de sa distraction et, confus comme un écolier pris en faute, il rougissait et reprenait l’ouvrage avec une ardeur nerveuse, comme si le mirage entrevu eut paru invraisemblable et trop beau à ce déshérité en butte jusque là à tant de déboires.

Quelle était donc cette image qu’il évoquait ainsi, quasi inconsciemment, au milieu de son labeur ? Quelle était cette vision riante qui surgissait ainsi du fin fond de son âme et se précisait au point de transfigurer le fruste forgeron ?