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ou au remplacement de la valeur des bâtiments, des machines, du coton, du charbon, etc., alors toute analyse devenait chose oiseuse. « Messieurs, avait-il à répondre tout simplement, si vous faites travailler dix heures au lieu de onze heures et demie, la consommation quotidienne du coton, des machines, etc., toutes circonstances restant égales, diminuera de une heure et demie. Vous gagnerez donc tout juste autant que vous perdrez. Vos ouvriers dépenseront à l’avenir une heure et demie de moins à la reproduction ou au remplacement du capital avancé. » Pensait-il au contraire que les paroles de ces messieurs demandaient réflexion, et jugeait-il en qualité d’expert une analyse nécessaire ; alors il devait avant tout, dans une question qui roule exclusivement sur le rapport du bénéfice net à la grandeur de la journée de travail, prier les fabricants de ne pas mettre ensemble dans le même sac des choses aussi disparates que machines, bâtiments, matière première et travail, et de vouloir bien être assez bons pour poser le capital constant contenu dans ces machines, matières premières, etc., d’un côté, et le capital avancé en salaires, de l’autre. S’il trouvait ensuite par hasard, que d’après le calcul des fabricants le travailleur reproduit ou remplace le salaire dans deux vingt-troisièmes de sa journée, ou dans une heure, l’analyste avait alors à continuer ainsi :

« Suivant vos données, le travailleur produit dans l’avant-dernière heure son salaire et dans la dernière votre plus-value ou bénéfice net. Puisqu’il produit des valeurs égales dans des espaces de temps égaux, le produit de l’avant-dernière heure est égal au produit de la dernière. De plus, il ne produit de valeur qu’autant qu’il dépense de travail, et le quantum de son travail a pour mesure sa durée. Cette durée, d’après vous, est de onze heures et demie par jour. Il consomme une partie de ces onze heures et demie pour la production ou le remboursement de son salaire, l’autre partie pour la production de votre profit net. Il ne fait rien de plus tant que dure la journée de travail. Mais puisque, toujours d’après vous, son salaire et la plus-value qu’il vous livre sont des valeurs égales, il produit évidemment son salaire en cinq heures trois quarts et votre profit net dans les autres cinq heures trois quarts. Comme de plus les filés produits en deux heures équivalent à son salaire plus votre profit net, cette valeur doit être mesurée par onze heures et demie de travail, le produit de l’avant-dernière heure par cinq heures trois quarts, celui de la dernière également. Nous voici arrivés à un point délicat ; ainsi, attention ! L’avant-dernière heure de travail est une heure de travail tout comme la première. Ni plus ni moins. Comment donc le fileur peut-il produire en une heure de travail une valeur qui représente cinq heures trois quarts ? En réalité, il n’accomplit point un tel miracle. Ce qu’il produit en valeur d’usage dans une heure de travail est un quantum déterminé de filés. La valeur de ces filés est mesurée par cinq heures trois quarts de travail, dont quatre heures trois quarts sont contenues, sans qu’il y soit pour rien, dans les moyens de production, coton, machines, etc., consommés, et dont quatre quarts ou une heure a été ajoutée pour lui-même. Puisque son salaire est produit en cinq heures et trois quarts, et que les filés qu’il fournit en une heure contiennent la même somme de travail, il n’y a pas la moindre sorcellerie à ce qu’il ne produise en cinq heures et trois quarts de filage qu’un équivalent des filés qu’il produit dans une seule heure. Mais vous êtes complètement dans l’erreur, si vous vous figurez que l’ouvrier perde un seul atome de son temps à reproduire ou à remplacer la valeur du coton, des machines, etc. Par cela même que son travail convertit coton et broches en filés, par cela même qu’il file, la valeur du coton et des broches, passe dans les filés. Ceci n’est point dû à la quantité, mais à la qualité de son travail. Assurément il transmettra une plus grande valeur de coton, etc., en une heure qu’en une demi-heure, mais tout simplement parce qu’il file plus de coton dans le premier cas que dans le second. Comprenez-le donc bien une fois pour toutes : quand vous dites que l’ouvrier, dont la journée compte onze heures et demie, produit dans l’avant-dernière heure la valeur de son salaire et dans la dernière le bénéfice net, cela veut dire tout bonnement que dans son produit de deux heures, que celles-ci se trouvent au commencement ou à la fin de la journée, juste autant d’heures de travail sont incorporées, qu’en contient sa journée de travail entière. Et quand vous dites qu’il produit dans les premières cinq heures trois quarts son salaire et dans les dernières cinq heures trois quarts votre profit net, cela veut dire encore tout simplement que vous payez les premières et que pour les dernières vous ne les payez pas. Je parle de payement du travail au lieu de payement de la force de travail, pour me conformer à votre jargon. Si maintenant vous examinez le rapport du temps de travail que vous payez au temps de travail que vous ne payez point, vous trouverez que c’est demi-journée pour demi-journée, c’est-à-dire cent pour cent, ce qui assurément est le taux d’un bénéfice assez convenable. Il n’y a pas non plus le moindre doute que si vous faites travailler vos bras treize au lieu de onze heures et demie et que vous annexiez simplement cet excédent au domaine du surtravail, ce dernier comprendra sept un quart au lieu de cinq heures trois quarts, et le taux de la plus-value s’élèvera de cent pour cent à cent vingt-six pour cent. Mais vous allez par trop loin, si vous espérez que l’addition de cette heure et demie élèvera votre profit de cent à deux cents pour cent ou davantage, ce qui ferait « plus que le doubler ». D’un autre côté, — le cœur de l’homme est quelque chose d’étrange, surtout quand l’homme le porte dans sa bourse — votre pessimisme frise la folie si vous craignez que la réduction de la journée de onze heures et demie à dix heures et demie fasse disparaître tout votre profit net.

Toutes circonstances restant les mêmes, le surtravail tombera de cinq heures trois quarts à quatre heures trois quarts, ce qui fournira encore un taux de plus-value tout à fait respectable, à savoir quatre-vingt-deux quatorze vingt-troisièmes pour cent. Les mystères de cette « Dernière heure[1] » sur laquelle vous avez débité plus de contes que les Chiliastes sur la fin du monde, tout cela est « all bosh », de la blague. Sa perte n’aura aucune conséquence funeste ; elle n’ôtera, ni à vous votre profit net, ni aux enfants des deux sexes, que vous consommez productivement, cette

  1. Si Senior a prouvé que le bénéfice net des fabricants, l’existence de l’industrie cotonnière anglaise et le marché de la Grande Bretagne dépendent « de la Dernière heure de travail » le docteur Andrew Ure a par-dessus le marché démontré pour sa part, que si au lieu d’exténuer de travail les enfants et les adolescents au-dessous de huit ans dans l’atmosphère brûlante mais morale de la fabrique, on les renvoyait une heure plus tôt dans le monde extérieur aussi froid que frivole, l’oisiveté et le vice leur feraient perdre le salut de leurs âmes. Depuis 1848 les inspecteurs ne se lassent jamais dans leurs rapports semestriels de railler et d’agacer les fabricants avec « la dernière, la fatale dernière heure ».
    On lit, par exemple, dans le rapport de M. Howell, du 31 mai 1855 : « Si l’ingénieux calcul suivant (il cite Senior) était juste, toutes les fabriques de coton dans le Royaume Uni auraient travaillé avec perte depuis 1850. » (Reports of the Insp. of Fact. for the half year ending 30 th. April 1855, p. 19,20.) Lorsque le bill des dix heures passa au Parlement en 1848, les fabricants firent signer par quelques travailleurs des localités disséminées entre les comtés de Dorset et de Sommerset une contre-pétition dans laquelle on lit entre autres choses ce qui suit : « Vos pétitionnaires, tous pères de familles, croient qu’une heure de loisir additionnelle n’aurait d’autre effet que de démoraliser leurs enfants, car l’oisiveté est la mère de tous les vices. » Le rapport de fabrique du 31 octobre 1848 fait à ce propos quelques observations : « L’atmosphère des filatures de lin, dans lesquelles travaillent les enfants de ces tendres et vertueux parents, est remplie d’une si énorme quantité de particules de poussière, de fil et autres matières qu’il est extraordinairement désagréable d’y passer seulement dix minutes ; on ne le peut même pas sans éprouver la sensation la plus pénible, car les yeux, les oreilles, les narines et la bouche se remplissent aussitôt de nuages de poussière de lin, dont il est impossible de se garer. Le travail lui-même exige, en raison de la marche vertigineuse de la machine, une dépense continue de mouvements rapides et faits à propos, soumis à une attention infatigable, et il semble assez cruel de faire appliquer par des parents le terme de « fainéantise » à leurs enfants qui, déduction faite du temps des repas, sont cloués dix heures entières à une pareille occupation et dans une telle atmosphère… Ces enfants travaillent plus longtemps que les garçons de ferme des villages voisins. Ces propos sans cesse rebattus sur « l’oisiveté et la paresse » sont du cant le plus pur et doivent être flétris comme l’hypocrisie la plus éhontée… La partie du public qui, il y a quelques années, fut si stupéfaite de l’assurance avec laquelle on proclama ouvertement et publiquement, sous la sanction des plus hautes autorités, que le « bénéfice net » des fabricants provenait tout entier du travail de la dernière heure, de sorte qu’une réduction d’une heure sur la journée de travail anéantirait ce bénéfice, cette partie du public en croira à peine ses yeux quand elle verra quels progrès, a fait depuis cette théorie qui comprend maintenant dans les vertus de la dernière heure la morale et le profit ex aequo, si bien que la réduction du travail des enfants à dix heures pleines ferait aller à la dérive la morale des petits enfants et le profit net de leurs patrons, morale et profit qui dépendent tous deux de cette heure fatale. » (Rpts Insp. of Fact. 31 st. Oct. 1848, p. 101.) Le même rapport nous fournit ensuite des échantillons de la « morale » et de la « vertu » de messieurs les fabricants ; il mentionne tout au long les intrigues, les détours, les menées, les ruses, les séductions, les menaces, les falsifications, etc., qu’ils emploient pour faire signer des pétitions de ce genre par un petit nombre d’ouvriers intimidés et les présenter ensuite au Parlement comme pétitions de toute une branche d’industrie et de tout un comté ou de plusieurs. Reste un fait qui caractérise fort bien l’état actuel de la « science » soi-disant économique ; c’est que ni Senior lui-même qui, à son honneur, se déclara plus tard énergiquement pour la limitation légale de la journée de travail, ni ses premiers et récents contradicteurs n’ont su découvrir les paralogismes de la « découverte originale ». Force leur a été d’en appeler à l’expérience pour toute solution. Le comment et le pourquoi sont restés un mystère.