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des quinze livres de coton, qui ne forment aucun élément des filés entre tout autant dans leur valeur que les cent livres qui en forment la substance. Il faut que quinze livres de coton s’en aillent au diable pour qu’on puisse faire cent livres de filés. C’est précisément parce que cette perte est une condition de la production que le coton perdu transmet aux filés sa valeur. Et il en est de même pour tous les excréments du travail, autant bien entendu qu’ils ne servent plus à former de nouveaux moyens de production et conséquemment de nouvelles valeurs d’usage. Ainsi, on voit dans les grandes fabriques de Manchester des montagnes de rognures de fer, enlevées par d’énormes machines comme des copeaux de bois par le rabot, passer le soir de la fabrique à la fonderie, et revenir le lendemain de la fonderie à la fabrique en blocs de fer massif.

Les moyens de production ne transmettent de valeur au nouveau produit qu’autant qu’ils en perdent sous leurs anciennes formes d’utilité. Le maximum de valeur qu’ils peuvent perdre dans le cours du travail a pour limite la grandeur de valeur originaire qu’ils possédaient en entrant dans l’opération, ou le temps de travail que leur production a exigé. Les moyens de production ne peuvent donc jamais ajouter au produit plus de valeur qu’ils n’en possèdent eux‑mêmes. Quelle que soit l’utilité d’une matière première, d’une machine, d’un moyen de production, s’il coûte cent cinquante livres sterling, soit cinq cents journées de travail, il n’ajoute au produit total qu’il contribue à former jamais plus de cent cinquante livres sterling. Sa valeur est déterminée non par le travail où il entre comme moyen de production, mais par celui d’où il sort comme produit. Il ne sert dans l’opération à laquelle on l’emploie que comme valeur d’usage, comme chose qui possède des propriétés utiles ; si avant d’entrer dans cette opération, il n’avait possédé aucune valeur, il n’en donnerait aucune au produit[1].

Pendant que le travail productif transforme les moyens de production en éléments formateurs d’un nouveau produit, leur valeur est sujette à une espèce de métempsycose. Elle va du corps consommé au corps nouvellement formé. Mais cette transmigration s’effectue à l’insu du travail réel. Le travailleur ne peut pas ajouter un nouveau travail, créer par conséquent une valeur nouvelle, sans conserver des valeurs anciennes, car il doit ajouter ce travail sous une forme utile et cela ne peut avoir lieu sans qu’il transforme des produits en moyens de production d’un produit nouveau auquel il transmet par cela même leur valeur. La force de travail en activité, le travail vivant a donc la propriété de conserver de la valeur en ajoutant de la valeur ; c’est là un don naturel qui ne coûte rien au travailleur, mais qui rapporte beaucoup au capitaliste ; il lui doit la conservation de la valeur actuelle de son capital[2]. Tant que les affaires vont bien, il est trop absorbé dans la fabrication de la plus‑value pour distinguer ce don gratuit du travail. Des interruptions violentes, telles que les crises, le forcent brutalement à s’en apercevoir[3].

Ce qui se consomme dans les moyens de production, c’est leur valeur d’usage dont la consommation par le travail forme des produits. Pour ce qui est de leur valeur, en réalité elle n’est pas consommée[4]. et ne peut pas, par conséquent, être reproduite. Elle est conservée, non en vertu d’une opération qu’elle subit dans le cours du travail, mais parce que l’objet dans lequel elle existe à l’origine ne disparaît que pour prendre une nouvelle forme utile. La valeur des moyens de production reparaît donc dans la valeur du produit ; mais elle n’est pas, à proprement parler, reproduite. Ce qui est produit, c’est la nouvelle valeur d’usage dans laquelle la valeur ancienne apparaît de nouveau[5].

  1. On peut juger d’après cela de l’idée lumineuse de J.B. Say qui veut faire dériver la plus value (intérêt, profit, rente), des services productifs que les moyens de production : terre, instruments, cuir, etc., rendent au travail par leurs valeurs d’usage. Le professeur Roscher qui ne perd jamais une occasion de coudre noir sur blanc et de présenter des explications ingénieuses faites de pièces et de morceaux, s’écrie à ce propos : «  J.B. Say, dans son Traité, t. I, ch. IV, fait cette remarque, très juste, que la valeur produite par un moulin à huile, déduction faite de tous frais, est quelque chose de neuf, essentiellement différent du travail par lequel le moulin lui-même a été créé. » (L. c., p. 82, note.) C’est en effet très juste ! « L’huile » produite par le moulin est quelque chose de bien différent du travail que ce moulin coûte. Et sous le nom de « valeur », maître Roscher comprend des choses comme « l’huile », puisque l’huile a de la valeur mais comme « dans la nature » il se trouve de l’huile de pétrole, quoique relativement peu, il en déduit cet autre dogme : « Elle (la nature !) ne produit presque pas de valeurs d’échange. » La nature de M. Roscher, avec sa valeur d’échange, ressemble à la jeune fille qui avouait bien avoir eu un enfant, « mais si petit ! » Le même savant sérieux dit encore en une autre occasion : « L’école de Ricardo a coutume de faire entrer le capital dans le concept du travail, en le définissant du travail accumulé. Ceci est malhabile (!) parce que certes le possesseur du capital a fait évidemment bien plus (!) que le produire simplement (!) et le conserver. » Et qu’a-t-il donc fait ? Eh bien ! « il s’est abstenu de jouir autant qu’il l’aurait pu, c’est pourquoi (!) par exemple, il veut et demande de l’intérêt. » Cette méthode que M. Roscher baptise du nom « d’anatomico physiologique de l’économie politique » qu’elle est habile ! Elle convertit un simple désir de la volonté en source inépuisable de valeur !
  2. De tous les instruments employés par le cultivateur, le travail de l’homme est celui sur lequel il doit le plus faire fonds pour le remboursement de son capital. Les deux autres, d’un côté les bêtes de trait et de labour, de l’autre, les charrues, tombereaux, pioches, bêches et ainsi de suite, ne sont absolument rien sans une portion donnée du premier. » (Edmond Burke : Thoughts and details on scarcity originally presented to the R. Hon. W. Pitt in the month of November 1695, Edit. London, 1800, p.10.)
  3. Dans le Times du 26 nov. 1862, un fabricant dont la filature occupe huit cents ouvriers et consomme par semaine cent cinquante balles de coton indien en moyenne, ou environ cent trente balles de coton américain, fatigue le public de ses jérémiades sur les frais annuels que lui coûte la suspension intermittente du travail dans sa fabrique. Il les évalue à six mille livres sterling. Parmi ces frais se trouve nombre d’articles dont nous n’avons pas à nous occuper, tels que rente foncière, impôts, prime d’assurance, salaire d’ouvriers engagés à l’année, surveillant, teneur de livres, ingénieur et ainsi de suite. Il compte ensuite cent cinquante livres sterling de charbon pour chauffer la fabrique de temps à autre et mettre la machine à vapeur en mouvement, et de plus le salaire des ouvriers dont le travail est occasionnellement nécessaire. Enfin douze cents livres sterling pour les machines, attendu que « la température et les principes naturels de détérioration ne suspendent pas leur action parce que les machines ne fonctionnent pas. » Il remarque emphatiquement que si son évaluation ne dépasse pas de beaucoup cette somme de douze cents livres sterling c’est que tout son matériel est bien près d’être hors d’usage.
  4. Consommation productive : quand la consommation d’une marchandise fait partie du procédé de production… dans de telles circonstances il n’y a point de consommation de valeur. » (S. P. Newman, l. c., p. 296.)
  5. On lit dans un manuel imprimé aux États Unis et qui est