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notre capitaliste aurait à payer quinze shillings pour dix livres de filés. Qu’il achète sa demeure toute faite, ou qu’il la fasse bâtir à ses propres frais, aucune de ces opérations n’augmentera l’argent employé à l’acquisition de sa maison.

Le capitaliste, qui est à cheval sur son économie politique vulgaire, s’écriera peut-être qu’il n’a avancé son argent qu’avec l’intention de le multiplier. Mais le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions, et personne ne peut l’empêcher d’avoir l’intention de faire de l’argent sans produire[1]. Il jure qu’on ne l’y rattrapera plus ; à l’avenir il achètera, sur le marché, des marchandises toutes faites au lieu de les fabriquer lui‑même. Mais si tous ses compères capitalistes font de même, comment trouver des marchandises sur le marché ? Pourtant il ne peut manger son argent. Il se met donc à nous catéchiser : on devrait prendre en considération son abstinence, il pouvait faire ripaille avec ses quinze shillings ; au lieu de cela il les a consommés productivement et en a fait des filés. C’est vrai, mais aussi a‑t‑il des filés et non des remords. Qu’il prenne garde de partager le sort du thésauriseur qui nous a montré où conduit l’ascétisme.

D’ailleurs là où il n’y a rien, le roi perd ses droits. Quel que soit le mérite de son abstinence, il ne trouve pas de fonds pour la payer puisque la valeur de la marchandise qui sort de la production est tout juste égale à la somme des valeurs qui y sont entrées. Que son baume soit cette pensée consolante : la vertu ne se paie que par la vertu. Mais non ! Il devient importun. Il n’a que faire de ses filés ; il les a produits pour la vente. Eh bien, qu’il les vende donc ! Ou ce qui serait plus simple, qu’il ne produise à l’avenir que des objets nécessaires à sa propre consommation : Mac Culloch, son Esculape ordinaire, lui a déjà donné cette panacée contre les excès épidémiques de production. Le voilà qui regimbe. L’ouvrier aurait‑il la prétention de bâtir en l’air avec ses dix doigts, de produire des marchandises avec rien ? Ne lui a‑t‑il pas fourni la matière dans laquelle et avec laquelle seule il peut donner un corps à son travail ? Et, comme la plus grande partie de la société civile se compose de pareils va‑nu-pieds, n’a‑t‑il pas avec ses moyens de production, son coton et ses broches, rendu un service immense à la susdite société, et plus particulièrement à l’ouvrier auquel il a avancé par‑dessus le marché la subsistance ? Et il ne prendrait rien pour ce service ! Mais est‑ce que l’ouvrier ne lui a pas en échange rendu le service de convertir en filés son coton et ses broches ? Du reste, il ne s’agit pas ici de services[2]. Le service n’est que l’effet utile d’une valeur d’usage, que celle‑ci soit marchandise ou travail[3]. Ce dont il s’agit c’est de la valeur d’échange. Il a payé à l’ouvrier une valeur de trois shillings. Celui‑ci lui en rend l’équivalent exact en ajoutant la valeur de trois shillings au coton, valeur contre valeur. Notre ami tout à l’heure si gonflé d’outrecuidance capitaliste, prend tout à coup l’attitude modeste d’un simple ouvrier. N’a‑t‑il pas travaillé lui aussi ? Son travail de surveillance et d’inspection, ne forme‑t‑il pas aussi de la valeur ? Le directeur de sa manufacture et son contremaître en haussent les épaules. Sur ces entrefaites le capitaliste a repris, avec un sourire malin, sa mine habituelle. Il se gaussait de nous avec ses litanies. De tout cela il ne donnerait pas deux sous. Il laisse ces subterfuges, ces finasseries creuses aux professeurs d’économie politique, ils sont payés pour cela, c’est leur métier. Quant à lui, il est homme pratique et s’il ne réfléchit pas toujours à ce qu’il dit en dehors des affaires, il sait toujours en affaires ce qu’il fait.

Regardons‑y de plus près. La valeur journalière de la force de travail revient à trois shillings parce qu’il faut une demi‑journée de travail pour produire quotidiennement cette force, c’est‑à‑dire que les subsistances nécessaires pour l’entretien journalier de l’ouvrier coûtent une demi‑journée de travail. Mais le travail passé que la force de travail recèle et le travail actuel qu’elle peut exécuter, ses frais d’entretien journaliers et la dépense qui s’en fait par jour, ce sont là deux choses tout à fait différentes. Les frais de la force en déterminent la valeur d’échange, la dépense de la force en constitue la valeur d’usage. Si une demi‑journée de travail suffit pour faire vivre l’ouvrier pendant vingt‑quatre heures, il ne s’ensuit pas qu’il ne puisse travailler une journée tout entière. La valeur que la force de travail possède et la valeur qu’elle peut créer, diffèrent donc de grandeur. C’est cette différence de valeur que le capitaliste avait en vue, lorsqu’il acheta la force de travail. L’aptitude de celle-ci, à faire des filés ou des bottes, n’était qu’une conditio sine qua non, car le travail doit être dépensé sous une forme utile pour produire de la valeur. Mais ce qui décida l’affaire, c’était l’utilité spécifique de cette marchandise, d’être source de valeur et de plus de valeur qu’elle n’en possède elle-même. C’est là le service spécial que le capitaliste lui demande. Il se conforme en ce cas aux lois éternelles de l’échange des marchandises. En effet le vendeur de la force de travail, comme le vendeur de

  1. C’est ainsi par exemple, que de 1844 1847 il retira une partie de son capital de la production pour spéculer sur les actions de chemin de fer. De même, pendant la guerre civile américaine il ferma sa fabrique et jeta ses ouvriers sur le pavé pour jouer sur les cotons bruts à la bourse de Liverpool.
  2. « Fais chanter tes louanges, tant que tu voudras… mais quiconque prend plus ou mieux qu’il ne donne, celui-là est un usurier et ceci s’appelle non rendre un service mais faire tort à son prochain, comme qui filoute et pille. N’est pas service ou bienfait tout ce qu’on appelle de ce nom. Un homme et une femme adultères se rendent service l’un à l’autre et se font grand plaisir. Un reître rend à un assassin incendiaire grand service de reître en lui prêtant aide pour faire ses exploits de meurtre et de pillage sur les grands chemins, et pour attaquer les propriétés et les personnes. Les papistes rendent aux nôtres un grand service, en ce qu’ils ne noient pas, ne brûlent pas, ne tuent pas, ne laissent pas pourrir dans les cachots tous les nôtres, et en laissant vivre quelques uns qu’ils se contentent de chasser en leur prenant d’abord tout ce qu’ils possèdent. Le diable lui-même rend à ses serviteurs un grand, un incommensurable service… En somme, le monde entier regorge de grands, d’excellents, de quotidiens services et bienfaits. « (Martin Luther : An die Pfarherrn, wider den wucher zu predigen, etc. Wittemberg, 1540.)
  3. « On comprend le service que la catégorie service doit rendre à une espèce d’économistes comme J. B. Say et F. Bastiat. » Karl Marx : « Zur Kritik », etc., p.14.