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teur, vende les marchandises plus qu’elles valent, et que, sous le nom de consommateur, il les paye trop cher, cela ne fait pas faire un pas à la question[1].

Les défenseurs conséquents de cette illusion, à savoir que la plus-value provient d’une surélévation nominale des prix, ou du privilège qu’aurait le vendeur de vendre trop cher sa marchandise, sont donc forcés d’admettre une classe qui achète toujours et ne vend jamais, ou qui consomme sans produire. Au point de vue où nous sommes arrivés, celui de la circulation simple, l’existence d’une pareille classe est encore inexplicable. Mais anticipons ! L’argent avec lequel une telle classe achète constamment doit constamment revenir du coffre des producteurs dans le sien, gratis, sans échange, de gré ou en vertu d’un droit acquis. Vendre à cette classe les marchandises au-dessus de leur valeur, c’est recouvrer en partie de l’argent dont on avait fait son deuil[2]. Les villes de l’Asie Mineure, par exemple, payaient chaque année, à l’ancienne Rome, leurs tributs en espèces. Avec cet argent, Rome leur achetait des marchandises et les payait trop cher. Les Asiatiques écorchaient les Romains, et reprenaient ainsi par la voie du commerce une partie du tribut extorqué par leurs conquérants. Mais, en fin de compte, ils n’en restaient pas moins les derniers dupés. Leurs marchandises étaient, après comme avant, payées avec leur propre monnaie. Ce n’est point là une méthode de s’enrichir ou de créer une plus-value.

Force nous est donc de rester dans les limites de l’échange des marchandises où les vendeurs sont acheteurs, et les acheteurs vendeurs. Notre embarras provient peut-être de ce que, ne tenant aucun compte des caractères individuels des agents de circulation, nous en avons fait des catégories personnifiées. Supposons que l’échangiste A soit un fin matois qui mette dedans ses collègues B et C, et que ceux-ci, malgré la meilleure volonté du monde, ne puissent prendre leur revanche. A vend à B du vin dont la valeur est de 40 l. st., et obtient en échange du blé pour une valeur de 50 l. st. Il a donc fait avec de l’argent plus d’argent, et transformé sa marchandise en capital. Examinons la chose de plus près. Avant l’échange nous avions pour 40 l. st. de vin dans la main de A, et pour 50 l. st. de blé dans la main de B, une valeur totale de 90 l. st. Après l’échange, nous avons encore la même valeur totale. La valeur circulante n’a pas grossi d’un atome ; il n’y a de changé que sa distribution entre A et B. Le même changement aurait eu lieu si A avait volé sans phrase à B 10 l. st. Il est évident qu’aucun changement dans la distribution des valeurs circulantes ne peut augmenter leur somme, pas plus qu’un Juif n’augmente dans un pays la masse des métaux précieux, en vendant pour une guinée un liard de la reine Anne. La classe entière des capitalistes d’un pays ne peut pas bénéficier sur elle-même.

Qu’on se tourne et retourne comme on voudra, les choses restent au même point. Échange-t-on des équivalents ? Il ne se produit point de plus-value ; il ne s’en produit pas non plus si l’on échange des non-équivalents[3]. La circulation ou l’échange des marchandises ne crée aucune valeur[4].

On comprend maintenant pourquoi, dans notre analyse du capital, ses formes les plus populaires et pour ainsi dire antédiluviennes, le capital commercial et le capital usuraire, seront provisoirement laissées de côté.

La forme A—M—A’, acheter pour vendre plus cher, se révèle le plus distinctement dans le mouvement du capital commercial. D’un autre côté, ce mouvement s’exécute tout entier dans l’enceinte de la circulation. Mais comme il est impossible d’expliquer par la circulation elle-même la transformation de l’argent en capital, la formation d’une plus-value, le capital commercial paraît impossible dès que l’échange se fait entre équivalents[5]. Il ne semble pouvoir dériver que du double bénéfice conquis sur les producteurs de marchandises dans leur qualité d’acheteurs et de vendeurs, par le commerçant qui s’interpose entre eux comme intermédiaire parasite. C’est dans ce sens que Franklin dit : « La guerre n’est que brigandage, le commerce que fraude et duperie[6]. »

Ce que nous venons de dire du capital commercial est encore plus vrai du capital usuraire. Quant au premier, les deux extrêmes, c’est-à-dire l’argent jeté sur le marché et l’argent qui en revient plus ou moins accru, ont du moins pour intermédiaire

  1. « L’idée de profits payés par les consommateurs est tout à fait absurde. Quels sont les consommateurs ? » (G. Ramsey : An Essay on the Distribution of Wealth, Edinburgh, 1836, p. 184.)
  2. « Si un homme manque d’acheteurs pour ses marchandises. Mr Malthus lui recommandera-t-il de payer quelqu’un pour les acheter ? » demande un ricardien abasourdi à Malthus qui, de même que son élève, le calotin Chalmers, n’a pas assez d’éloges, au point de vue économique, pour la classe des simples acheteurs ou consommateurs. (V. An Inquiry into those principles respecting the nature of demand and the necessity of consumption, lately advocated by M. Malthus, etc., London. 1821. p. 55.)
  3. « L’échange qui se fait de deux valeurs égales n’augmente ni ne diminue la masse des valeurs existantes dans la société. L’échange de deux valeurs inégales … ne change rien non plus à la somme des valeurs sociales, bien qu’il ajoute à la fortune de l’un ce qu’il ôte de la fortune de l’autre. » (J. B. Say, l. c. t. I, p. 434, 435.) Say, qui ne s’inquiète point naturellement des conséquences de cette proposition, l’emprunte presque mot pour mot aux physiocrates. On peut juger par l’exemple suivant de quelle manière il augmenta sa propre valeur en pillant les écrits de ces économistes passés de mode à son époque. L’aphorisme le plus célèbre de J. B. Say : « On n’achète des produits qu’avec des produits » possède dans l’original physiocrate la forme suivante : « Les productions ne se payent qu’avec des productions. » (Le Trosne, l. c. p. 899.)
  4. « L’échange ne confère aucune valeur aux produits. » (F. Wayland : The Elements of Polit. Econ., Boston, 1853. p. 168.)
  5. « Le commerce serait impossible s’il avait pour règle l’échange d’équivalents invariables. (G. Opdyke : A treatise on Polit. Econ., New York, 1851, p. 69). « La différence entre la valeur réelle et la valeur d’échange se fonde sur ce fait : que la valeur d’une chose diffère du prétendu équivalent qu’on donne pour elle dans le commerce, ce qui veut dire que cet équivalent n’en est pas un. » (F. Engels, l. c. p. 96.)
  6. Benjamin Franklin : Works, vol. II, édit. Sparks dans : Positions to be examined concerning national Wealth.