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La société moderne qui, à peine née encore, tire déjà par les cheveux le dieu Plutus des entrailles de la terre[1], salue dans l’or, son saint Graal, l’incarnation éblouissante du principe même de sa vie.

La marchandise, en tant que valeur d’usage, satisfait un besoin particulier et forme un élément particulier de la richesse matérielle. Mais la valeur de la marchandise mesure le degré de sa force d’attraction sur tous les éléments de cette richesse, et par conséquent la richesse sociale de celui qui la possède. L’échangiste plus ou moins barbare, même le paysan de l’Europe occidentale, ne sait point séparer la valeur de sa forme. Pour lui, accroissement de sa réserve d’or et d’argent veut dire accroissement de valeur. Assurément la valeur du métal précieux change par suite des variations survenues soit dans sa propre valeur soit dans celle des marchandises. Mais cela n’empêche pas d’un côté, que 200 onces d’or contiennent après comme avant plus de valeur que 100, 300 plus que 200, etc., ni d’un autre côté, que la forme métallique de la monnaie reste la forme équivalente générale de toutes les marchandises, l’incarnation sociale de tout travail humain. Le penchant à thésauriser n’a, de sa nature, ni règle ni mesure. Considéré au point de vue de la qualité ou de la forme, comme représentant universel de la richesse matérielle, l’argent est sans limite parce qu’il est immédiatement transformable en toute sorte de marchandise. Mais chaque somme d’argent réelle a sa limite quantitative et n’a donc qu’une puissance d’achat restreinte. Cette contradiction entre la quantité toujours définie et la qualité de puissance infinie de l’argent ramène sans cesse le thésauriseur au travail de Sisyphe. Il en est de lui comme du conquérant que chaque conquête nouvelle ne mène qu’à une nouvelle frontière.

Pour retenir et conserver le métal précieux en qualité de monnaie, et par suite d’élément de la thésaurisation, il faut qu’on l’empêche de circuler ou de se résoudre comme moyen d’achat en moyens de jouissance. Le thésauriseur sacrifie donc à ce fétiche tous les penchants de sa chair. Personne plus que lui ne prend au sérieux l’évangile du renoncement. D’un autre côté, il ne peut dérober en monnaie à la circulation que ce qu’il lui donne en marchandises. Plus il produit, plus il peut vendre. Industrie, économie, avarice, telles sont ses vertus cardinales ; beaucoup vendre, peu acheter, telle est la somme de son économie politique[2].

Le trésor n’a pas seulement une forme brute : il a aussi une forme esthétique. C’est l’accumulation d’ouvrages d’orfèvrerie qui se développe avec l’accroissement de la richesse sociale. « Soyons riches ou paraissons riches. » (Diderot.) Il se forme ainsi d’une part un marché toujours plus étendu pour les métaux précieux, de l’autre une source latente d’approvisionnement à laquelle on puise dans les périodes de crise sociale.

Dans l’économie de la circulation métallique, les trésors remplissent des fonctions diverses. La première tire son origine des conditions qui président au cours de la monnaie. On a vu comment la masse courante du numéraire s’élève ou s’abaisse avec les fluctuations constantes qu’éprouve la circulation des marchandises sous le rapport de l’étendue, des prix et de la vitesse. Il faut donc que cette masse soit capable de contraction et d’expansion.

Tantôt une partie de la monnaie doit sortir de la circulation, tantôt elle y doit rentrer. Pour que la masse d’argent courante corresponde toujours au degré où la sphère de la circulation se trouve saturée, la quantité d’or ou d’argent qui réellement circule ne doit former qu’une partie du métal précieux existant dans un pays. C’est par la forme trésor de l’argent que cette condition se trouve remplie. Les réservoirs des trésors servent à la fois de canaux de décharge et d’irrigation, de façon que les canaux de circulation ne débordent jamais[3].


B. Moyen de payement.


Dans la forme immédiate de la circulation des marchandises examinée jusqu’ici, la même valeur se présente toujours double, marchandise à un pôle, monnaie à l’autre. Les producteurs-échangistes entrent en rapport comme représentants d’équivalents qui se trouvent déjà en face les uns des autres. À mesure cependant que se développe la circulation, se développent aussi des circonstances tendant à séparer par un intervalle de temps l’aliénation de la marchandise et la réalisation de son prix. Les exemples les plus simples nous suffisent ici. Telle espèce de marchandise exige plus de temps pour sa production, telle autre en exige moins. Les saisons de production ne sont pas les mêmes pour des marchandises différentes. Si une marchandise prend naissance sur le lieu même de son marché, une autre doit voyager et se rendre à un marché lointain. Il se peut donc que

    mauvaises lois et tic mauvaises mœurs ; c’est lui qui met la discussion dans les villes et chasse les habitants de leurs demeures ; c’est lui qui détourne les âmes les plus belles vers tout ce qu’il y a de honteux et de funeste à l’homme et leur apprend à extraire de chaque chose le mal et l’impiété. » (Sophocle, Antigone.)

  1. « Ἐλπιζούσης τῆς πλεονεξίας ἀνάξειν ἐκ τῶν μυχῶν τῆς γῆς αὑτὸν τὸν Πλούτωνα. » (Athen Deiponos. (Traduite dans le texte)
  2. « Accroître autant que possible le nombre des vendeurs de toute marchandise, diminuer autant que possible le nombre des acheteurs, tel est le résumé des opérations de l’économie politique. » (Verri, l. c., p. 52.)
  3. « Pour faire marcher le commerce d’une nation, il faut une somme de monnaie déterminée, qui varie et se trouve tantôt plus grande, tantôt plus petite… Ce flux et reflux de la monnaie s’équilibre de lui-même, sans le secours des politiques… Les pistons travaillent alternativement ; si la monnaie est rare, on monnaye les lingots ; si les lingots sont rares, on fond la monnaie. » (Sir D. North, l. c., p. 22.) John Stuart Mill, longtemps fonctionnaire de la Compagnie des Indes, confirme ce fait que les ornements et bijoux en argent sont encore employés dans l’Inde comme réserves. « On sort les ornements d’argent et on les monnaye quand le taux de l’intérêt est élevé, et ils retournent à leurs possesseurs quand le taux de l’intérêt baisse. » (J. St. Mill, Evidence, Reports on Bankacts, 1857, no  2084). D’après un document parlementaire de 1864 sur l’importation et l’exportation de l’or et de l’argent dans l’Inde, l’importation en 1863 dépassa l’exportation de 19,367,764 l. st. Dans les huit années avant 1864, l’excédent de l’importation des métaux précieux sur leur exportation atteignit 109 652 917 l. st. Dans le cours de ce siècle, il a été monnayé dans l’Inde plus de 200 000 000 l. st.