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gent dont il est le symbole et qui devrait réellement circuler. La quantité d’or que la circulation peut absorber oscille bien constamment au-dessus ou au-dessous d’un certain niveau moyen ; cependant elle ne tombe jamais au-dessous d’un minimum que l’expérience fait connaître en chaque pays. Que cette masse minima renouvelle sans cesse ses parties intégrantes, c’est-à-dire qu’il y ait un va et vient des espèces particulières qui y entrent et en sortent, cela ne change naturellement rien ni à ses proportions ni à son roulement continu dans l’enceinte de la circulation. Rien n’empêche donc de la remplacer par des symboles de papier. Si au contraire les canaux de la circulation se remplissent de papier monnaie jusqu’à la limite de leur faculté d’absorption pour le métal précieux, alors la moindre oscillation dans le prix des marchandises pourra les faire déborder. Toute mesure est dès lors perdue.

Abstraction faite d’un discrédit général, supposons que le papier monnaie dépasse sa proportion légitime. Après comme avant, il ne représentera dans la circulation des marchandises que le quantum d’or qu’elle exige selon ses lois immanentes et qui, par conséquent, est seul représentable. Si, par exemple, la masse totale du papier est le double de ce qu’elle devrait être, un billet de 1 l. st., qui représentait 1/4 d’once d’or, n’en représentera plus que 1/8. L’effet est le même que si l’or, dans sa fonction d’étalon de prix, avait été altéré.

Le papier monnaie est signe d’or ou signe de monnaie. Le rapport qui existe entre lui et les marchandises consiste tout simplement en ceci, que les mêmes quantités d’or qui sont exprimées idéalement dans leurs prix sont représentées symboliquement par lui. Le papier monnaie n’est donc signe de valeur qu’autant qu’il représente des quantités d’or qui, comme toutes les autres quantités de marchandises, sont aussi des quantités de valeur[1].

On demandera peut-être pourquoi l’or peut être remplacé par des choses sans valeur, par de simples signes. Mais il n’est ainsi remplaçable qu’autant qu’il fonctionne exclusivement comme numéraire ou instrument de circulation. Le caractère exclusif de cette fonction ne se réalise pas, il est vrai, pour les monnaies d’or ou d’argent prises à part, quoiqu’il se manifeste dans le fait que des espèces usées continuent néanmoins à circuler. Chaque pièce d’or n’est simplement instrument de circulation qu’autant qu’elle circule. Il n’en est pas ainsi de la masse d’or minima qui peut être remplacée par le papier monnaie. Cette masse appartient toujours à la sphère de la circulation, fonctionne sans cesse comme son instrument et existe exclusivement comme soutien de cette fonction. Son roulement ne représente ainsi que l’alternation continuelle des mouvements inverses de la métamorphose M—A—M où la figure valeur des marchandises ne leur fait face que pour disparaître aussitôt après, où le remplacement d’une marchandise par l’autre fait glisser la monnaie sans cesse d’une main dans une autre. Son existence fonctionnelle absorbe, pour ainsi dire, son existence matérielle. Reflet fugitif des prix des marchandises, elle ne fonctionne plus que comme signe d’elle-même et peut par conséquent être remplacée par des signes[2]. Seulement il faut que le signe de la monnaie soit comme elle socialement valable, et il le devient par le cours forcé. Cette action coercitive de l’État ne peut s’exercer que dans l’enceinte nationale de la circulation, mais là seulement aussi peut s’isoler la fonction que la monnaie remplit comme numéraire.


III. La monnaie ou l’argent


Jusqu’ici nous avons considéré le métal précieux sous le double aspect de mesure des valeurs et d’instrument de circulation. Il remplit la première fonction comme monnaie idéale, il peut être représenté dans la deuxième par des symboles. Mais il y a des fonctions où il doit se présenter dans son corps métallique comme équivalent réel des marchandises ou comme marchandise monnaie. Il y a une autre fonction encore qu’il peut remplir ou en personne ou par des suppléants, mais où il se dresse toujours en face des marchandises usuelles comme l’unique incarnation adéquate de leur valeur. Dans tous ces cas, nous dirons qu’il fonctionne comme monnaie ou argent proprement dit par opposition à ses fonctions de mesure des valeurs et de numéraire.


A. Thésaurisation


Le mouvement circulatoire des deux métamorphoses inverses des marchandises ou l’alternation continue de vente et d’achat se manifeste par le cours infatigable de la monnaie ou dans sa fonction de perpetuum mobile, de moteur perpétuel de la circulation. Il s’immobilise ou se transforme, comme dit Boisguillebert, de meuble en immeuble, de numéraire en monnaie ou argent, dès que la série des métamorphoses est interrompue, dès qu’une vente n’est pas suivie d’un achat subséquent.

Dès que se développe la circulation des marchandises, se développent aussi la nécessité et le désir de fixer et de conserver le produit de la première métamorphose, la marchandise changée en chrysa-

  1. Le passage suivant, emprunté à Fullarton, montre quelle idée confuse se font même les meilleurs écrivains de la nature de l’argent et de ses fonctions diverses. « Un fait qui, selon moi, n’admet point de dénégation, c’est que pour tout ce qui concerne nos échanges à l’intérieur, les fonctions monétaires que remplissent ordinairement les monnaies d’or et d’argent peuvent être remplies avec autant d’efficacité par des billets inconvertibles, n’ayant pas d’autre valeur que cette valeur factice et conventionnelle qui leur vient de la loi. Une valeur de ce genre peut être réputée avoir tous les avantages d’une valeur intrinsèque et permettra même de se passer d’un étalon de valeur, à la seule condition qu’on en limitera, comme il convient, le nombre des émissions. » (John Fuilarton, Regulation of Currencies, 2e éd., London, 1845, p. 21.) — Ainsi donc, parce que la marchandise argent peut être remplacée dans la circulation par de simples signes de valeur, son rôle de mesure des valeurs et d’étalon des prix est déclaré superflu !
  2. De ce fait, que l’or et l’argent en tant que numéraire ou dans la fonction exclusive d’instrument de circulation arrivent à n’être que des simples signes d’eux-mêmes, Nicolas Barbon fait dériver le droit des gouvernements « to raise money », c’est-à-dire de donner à un quantum d’argent, qui s’appellerait franc, le nom d’un quantum plus grand, tel qu’un écu, et de ne donner ainsi à leurs créanciers qu’un franc, au lieu d’un écu. « La monnaie s’use et perd de son poids en passant par un grand nombre de mains… C’est sa dénomination et son cours que l’on regarde dans les marches et non sa qualité d’argent. Le métal n’est fait monnaie que par l’autorité publique. » (N. Barbon, l. c., p. 29, 30, 45.)