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— la résistance à l’établissement du capital chez elles. « Là où la terre ne coûte presque rien et où tous les hommes sont libres, chacun pouvant acquérir à volonté un morceau de terrain, non seulement le travail est très cher, considérée la part qui revient au travailleur dans le produit de son travail, mais la difficulté est d’obtenir à n’importe quel prix du travail combiné[1]. »

Comme dans les colonies, le travailleur n’est pas encore divorcé d’avec les conditions matérielles du travail, ni d’avec leur souche, le sol, — ou ne l’est que çà et là, ou enfin sur une échelle trop restreinte — l’agriculture ne s’y trouve pas non plus séparée d’avec la manufacture, ni l’industrie domestique des campagnes détruite. Et alors où trouver pour le capital le marché intérieur ?

« Aucune partie de la population de l’Amérique n’est exclusivement agricole, sauf les esclaves et leurs maîtres qui combinent travail et capital pour de grandes entreprises. Les Américains libres qui cultivent le sol se livrent en même temps à beaucoup d’autres occupations. Ils confectionnent eux-mêmes ordinairement une partie des meubles et des instruments dont ils font usage. Ils construisent souvent leurs propres maisons et portent le produit de leur industrie aux marchés les plus éloignés. Ils filent et tissent, ils fabriquent le savon et la chandelle, les souliers et les vêtements nécessaires à leur consommation. En Amérique, le forgeron, le boutiquier, le menuisier, etc., sont souvent en même temps cultivateurs[2]. » Quel champ de tels drôles laissent-ils au capitaliste pour pratiquer son abstinence ?

La suprême beauté de la production capitaliste consiste en ce que non seulement elle reproduit constamment le salarié comme salarié, mais que, proportionnellement à l’accumulation du capital, elle fait toujours naître des salariés surnuméraires. La loi de l’offre et la demande de travail est ainsi maintenue dans l’ornière convenable, les oscillations du salaire se meuvent entre les limites les plus favorables à l’exploitation, et enfin la subordination si indispensable du travailleur au capitaliste est garantie ; ce rapport de dépendance absolue, qu’en Europe l’économiste menteur travestit en le décorant emphatiquement du nom de libre contrat entre deux marchands également indépendants, l’un aliénant la marchandise capital, l’autre la marchandise travail, est perpétué. Mais dans les colonies cette douce erreur s’évanouit. Le chiffre absolu de la population ouvrière y croît beaucoup plus rapidement que dans la métropole, attendu que nombre de travailleurs y viennent au monde tout faits, et cependant le marché du travail est toujours insuffisamment garni. La loi de l’offre et la demande est à vau-l’eau. D’une part, le vieux monde importe sans cesse des capitaux avides d’exploitation et âpres à l’abstinence, et, d’autre part, la reproduction régulière des salariés se brise contre des écueils fatals. Et combien il s’en faut, à plus forte raison, que, proportionnellement à l’accumulation du capital, il se produise un surnumérariat de travailleurs ! Tel salarié d’aujourd’hui devient demain artisan ou cultivateur indépendant. Il disparaît du marché du travail, mais non pour reparaître au workhouse. Cette métamorphose incessante de salariés en producteurs libres travaillant pour leur propre compte et non pour celui du capital, et s’enrichissant au lieu d’enrichir M. le capitaliste, réagit d’une manière funeste sur l’état du marché et partant sur le taux du salaire. Non seulement le degré d’exploitation reste outrageusement bas, mais le salarié perd encore, avec la dépendance réelle, tout sentiment de sujétion vis-à-vis du capitaliste. De là tous les inconvénients dont notre excellent Wakefield nous fait la peinture avec autant d’émotion que d’éloquence.

« L’offre de travail salarié, dit-il, n’est ni constante, ni régulière, ni suffisante. Elle est toujours non seulement trop faible, mais encore incertaine[3]… Bien que le produit à partager entre le capitaliste et le travailleur soit considérable, celui-ci en prend une portion si large qu’il devient bientôt capitaliste… Par contre, il n’y en a qu’un petit nombre qui puissent accumuler de grandes richesses, lors même que la durée de leur vie dépasse de beaucoup la moyenne[4]. » Les travailleurs ne permettent absolument point au capitaliste de renoncer au payement de la plus grande partie de leur travail. Et lors même qu’il a l’excellente idée d’importer d’Europe avec son propre capital ses propres salariés, cela ne lui sert de rien. « Ils cessent bientôt d’être des salariés pour devenir des paysans indépendants, ou même pour faire concurrence à leurs anciens patrons en leur enlevant sur le marché les bras qui viennent s’offrir[5]. » Peut-on s’imaginer rien de plus révoltant ? Le brave capitaliste a importé d’Europe, au prix de son cher argent, ses propres concurrents en chair et en os ! C’est donc la fin du monde ! Rien d’étonnant que Wakefield se plaigne du manque de discipline chez les ouvriers des colonies et de l’absence du sentiment de dépendance. « Dans les colonies, dit son disciple Merivale, l’élévation des salaires a porté jusqu’à la passion le désir d’un travail moins cher et plus soumis, d’une classe à laquelle le capitaliste puisse dicter les conditions au lieu de se les voir imposer, par elle… Dans les pays de vieille civilisation, le travailleur est, quoique libre, dépendant du capitaliste en vertu d’une loi naturelle (!) ; dans les colonies cette dépendance doit être créée par des moyens artificiels[6]. »

  1. L. c., vol. I, p. 297.
  2. L. c., p. 22, 23.
  3. L. c., vol. II, p. 116.
  4. L. c., vol. I, p. 130, 131.
  5. L. c., v. II, p. 5.
  6. Merivale, l. c, v. II, p. 235, 314, passim. — Il n’est pas jusqu’à cet homme de bien, économiste vulgaire et libre échangiste distingué, M. de Molinari, qui ne dise : « Dans les colonies où l’esclavage a été aboli sans que le travail forcé se trouvât remplacé par une quantité équivalente de travail libre, on a vu s’opérer la contre-partie du fait qui se réalise tous les jours sous nos yeux. On a vu les simples (sic) travailleurs exploiter à leur tour les entrepreneurs d’industrie, exiger d’eux des salaires hors de toute proportion avec la part légitime qui leur revenait dans le produit. Les planteurs, ne pouvant obtenir de leurs sucres un prix suffisant pour couvrir la