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dans les colonies. C’est ce qu’il nomme la colonisation systématique.

Tout d’abord Wakefield découvrit dans les colonies que la possession d’argent, de subsistances, de machines et d’autres moyens de production ne fait point d’un homme un capitaliste, à moins d’un certain complément, qui est le salarié, un autre homme, en un mot, forcé de se vendre volontairement. Il découvrit ainsi qu’au lieu d’être une chose, le capital est un rapport social entre personnes, lequel rapport s’établit par l’intermédiaire des choses[1]. M. Peel, nous raconte-t-il d’un ton lamentable, emporta avec lui d’Angleterre pour Swan River, Nouvelle-Hollande, des vivres et des moyens de production d’une valeur de cinquante mille l. st. M. Peel eut en outre la prévoyance d’emmener trois mille individus de la classe ouvrière, hommes, femmes et enfants. Une fois arrivé à destination, « M. Peel resta sans un domestique pour faire son lit ou lui puiser de l’eau à la rivière[2]. » Infortuné M. Peel qui avait tout prévu ! Il n’avait oublié que d’exporter au Swan River les rapports de production anglais.

Pour l’intelligence des découvertes ultérieures de Wakefield, deux remarques préliminaires sont nécessaires. On le sait : des moyens de production et de subsistance appartenant au producteur immédiat, au travailleur même, ne sont pas du capital. Ils ne deviennent capital qu’en servant de moyens d’exploiter et de dominer le travail. Or, cette propriété, leur âme capitaliste, pour ainsi dire, se confond si bien dans l’esprit de l’économiste avec leur substance matérielle qu’il les baptise capital en toutes circonstances, lors même qu’ils sont précisément le contraire. C’est ainsi que procède Wakefield. De plus, le morcellement des moyens de production constitués en propriété privée d’un grand nombre de producteurs, indépendants les uns des autres et travaillant tous à leur compte, il l’appelle égale division du capital. Il en est de l’économiste politique comme du légiste du moyen âge qui affublait d’étiquettes féodales même des rapports purement pécuniaires.

Supposez, dit Wakefield, le capital divisé en portions égales entre tous les membres de la société, et que personne n’eût intérêt à accumuler plus de capital qu’il n’en pourrait employer de ses propres mains. C’est ce qui, jusqu’à un certain degré, arrive actuellement dans les nouvelles colonies américaines, où la passion pour la propriété foncière empêche l’existence d’une classe de salariés[3].

Donc, quand le travailleur peut accumuler pour lui-même, et il le peut tant qu’il reste propriétaire de ses moyens de production, l’accumulation et la production capitalistes sont impossibles. La classe salariée, dont elles ne sauraient se passer, leur fait défaut. Mais alors comment donc, dans la pensée de Wakefield, le travailleur a-t-il été exproprié de ses moyens de travail dans l’ancien monde, de telle sorte que capitalisme et salariat aient pu s’y établir ? Grâce à un contrat social d’une espèce tout à fait originale. L’humanité « adopta une méthode bien simple pour activer l’accumulation du capital », laquelle accumulation hantait naturellement l’imagination de la dite humanité depuis Adam et Ève comme but unique et suprême de son existence ; « elle se divisa en propriétaires de capital et en propriétaires de travail… Cette division fut le résultat d’une entente et d’une combinaison faites de bon gré et d’un commun accord[4]. » En un mot, la masse de l’humanité s’est expropriée elle-même en l’honneur de l’accumulation du capital ! Après cela, ne serait-on pas fondé à croire que cet instinct d’abnégation fanatique dût se donner libre carrière précisément dans les colonies, le seul lieu où ne rencontrent des hommes et des circonstances qui permettraient de faire passer le contrat social du pays des rêves dans celui de la réalité ! Mais alors pourquoi, en somme, une colonisation systématique par opposition à la colonisation naturelle ? Hélas ! c’est que « dans les États du nord de l’Union américaine, il est douteux qu’un dixième de la population appartienne à la catégorie des salariés… En Angleterre ces derniers composent presque toute la masse du peuple[5]. »

En fait, le penchant de l’humanité laborieuse à s’exproprier à la plus grande gloire du capital est si imaginaire que, d’après Wakefield lui-même, la richesse coloniale n’a qu’un seul fondement naturel : l’esclavage. La colonisation systématique est un simple pis aller, attendu que c’est à des hommes libres et non à des esclaves qu’on a affaire. « Sans l’esclavage, le capital aurait été perdu dans les établissements espagnols, ou du moins se serait divisé en fractions minimes telles qu’un individu peut en employer dans sa petite sphère. Et c’est ce qui a eu lieu réellement dans les dernières colonies fondées par les Anglais, où un grand capital en semences, bétail et instruments s’est perdu faute de salariés, et où chaque colon possède plus de capital qu’il n’en peut manier personnellement[6]. »

La première condition de la production capitaliste, c’est que la propriété du sol soit déjà arrachée d’entre les mains de la masse. L’essence de toute colonie libre consiste, au contraire, en ce que la masse du sol y est encore la propriété du peuple et que chaque colon peut s’en approprier une partie qui lui servira de moyen de production individuel, sans empêcher par là les colons arrivant après lui d’en faire autant[7]. C’est là le secret de la prospérité des colonies, mais aussi celui de leur mal invétéré,

  1. « Un nègre est un nègre. Ce n’est que dans certaines conditions qu’il devient esclave. Cette machine que voici est une machine à filer du coton. Ce n’est que dans des conditions déterminées qu’elle devient capital. Hors de ces conditions, elle est aussi peu capital que l’or par lui-même est monnaie, que le sucre n’est le prix du sucre… Le capital est un rapport social de production. C’est un rapport de production historique. » Karl Marx : Lohnarbeit und Kapital. Voy. N. Rh. Zeitung, no  266, 7 avril 1849.
  2. E. G. Wakefield : England and America, vol. Il, p. 33.
  3. L. c., vol. I, p. 17, 18.
  4. L. c., p. 81.
  5. L. c., p. 43, 44.
  6. L. c., vol. II, p. 5.
  7. « Pour devenir élément de colonisation, la terre doit être non seulement inculte, mais encore propriété publique, convertible en propriété privée. » (L. c., vol. II, p. 125.)