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aux États-Unis elle transformait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un système d’exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe, l’esclavage sans phrase dans le nouveau monde[1].

Tantœ molis erat ! Voilà de quel prix nous avons payé nos conquêtes ; voilà ce qu’il en a coûté pour dégager les « lois éternelles et naturelles » de la production capitaliste, pour consommer le divorce du travailleur d’avec les conditions du travail, pour transformer celles-ci en capital, et la masse du peuple en salariés, en pauvres industrieux (labouring poor), chef-d’œuvre de l’art, création sublime de l’histoire moderne[2]. Si, d’après Augier, c’est « avec des taches naturelles de sang, sur une de ses faces » que « l’argent est venu au monde[3] », le capital y arrive suant le sang et la boue par tous les pores[4].

  1. En 1790 il y avait dans les Indes occidentales anglaises dix esclaves pour un homme libre ; dans les Indes françaises quatorze pour un ; dans les Indes hollandaises vingt-trois pour un. (Henry Brougham : An Inquiry into the colonial policy of the European powers, Edimb., 1803, vol. II, p. 74.)
  2. Cette expression labouring poor se trouve dans les lois anglaises depuis le temps où la classe des salariés commence à attirer l’attention. La qualification de labouring poor est opposée d’une part à celle de idle poor, pauvre fainéant, mendiant, etc., d’autre part à celle de travailleur, possesseur de ses moyens de travail, n’étant pas encore tout à fait plumé. De la loi l’expression est passée dans l’économie politique depuis Culpeper, J. Child, etc., jusqu’à Adam Smith et Eden. On peut juger par là de la bonne foi de l’execrable political cantmonger, Edmond Burke, quand il déclare l’expression labouring poor un execrable political cant. Ce sycophante, qui à la solde de l’oligarchie anglaise a joué le romantique contre la Révolution française, de même qu’à la solde des colonies du Nord de l’Amérique, au commencement de leurs troubles, il avait joué le libéral contre l’oligarchie anglaise, avait l’âme foncièrement bourgeoise. « Les lois du commerce, dit-il, sont les fois de la nature et conséquemment de Dieu » (E. Burke, Thoughts and Details on Scarcity. London, 1800,. p. 31, 32). Rien d’étonnant que, fidèle aux « lois de Dieu et de la nature », il se soit toujours vendu au plus offrant enchérisseur. On trouve dans les écrits du Rev. Tucker — il était pasteur et tory, au demeurant homme honorable et bon économiste — un portrait bien réussi de cet Edmond Burke au temps de son libéralisme. À une époque comme la nôtre, où la lâcheté des caractères s’unit à la foi la plus ardente aux « lois du commerce », c’est un devoir de stigmatiser sans relâche les gens tels que Burke, que rien ne distingue de leurs successeurs, rien, si ce n’est le talent.
  3. Marie Augier : Du crédit public, Paris, 1842, p. 265.
  4. « Le capital, dit la Quarterly Review, fuit le tumulte et les disputes et est timide par nature. Cela est très vrai, mais ce n’est pas pourtant toute la vérité. Le capital abhorre l’absence de profit ou un profit minime, comme la nature a horreur du vide. Que le profit soit convenable, et le capital devient courageux : 10 % d’assurés, et on peut l’employer partout ; 20 %, il s’échauffe ; 50 %, il est d’une témérité folle ; à 100%, il foule aux pieds toutes les lois humaines ; 300 %, et il n’est pas de crime qu’il n’ose commettre, même au risque de la potence. Quand le désordre et la discorde portent profit, il les encourage tous deux, à preuve la contrebande et la traite des nègres. » (P. J. Dunning, Trade Unions and Strikes, p. 436.)