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Si blasé que F. M. Eden se soit montré au sujet de l’expropriation du cultivateur, dont l’horreur remplit trois siècles, quel que soit son air de complaisance en face de ce drame historique, « nécessaire » pour établir l’agriculture capitaliste et la « vraie proportion entre les terres de labour et celles de pacage », cette sereine intelligence des fatalités économiques lui fait défaut dès qu’il s’agit de la nécessité du vol des enfants, de la nécessité de les asservir, afin de pouvoir transformer l’exploitation manufacturière en exploitation mécanique et d’établir le vrai rapport entre le capital et la force ouvrière. Le public, dit-il, ferait peut-être bien d’examiner si une manufacture dont la réussite exige qu’on arrache aux chaumières et aux workhouses de pauvres enfants qui, se relevant par troupes, peineront la plus grande partie de la nuit et seront privés de leur repos — laquelle, en outre, agglomère pêle-mêle des individus différents de sexe, d’âge et de penchants, en sorte que la contagion de l’exemple entraîne nécessairement la dépravation et le libertinage — si une telle manufacture peut jamais augmenter la somme du bonheur individuel et national[1]. »

« Dans le Derbyshire, le Nottinghamshire et surtout le Lancashire », dit Fielden, qui était lui-même filateur, « les machines récemment inventées furent employées dans de grandes fabriques, tout près de cours d’eau assez puissants pour mouvoir la roue hydraulique. Il fallut tout à coup des milliers de bras dans ces endroits éloignés des villes, et le Lancashire en particulier, jusqu’alors relativement très peu peuplé et stérile, eut avant tout besoin d’une population. Des doigts petits et agiles, tel était le cri général, et aussitôt naquit la coutume de se procurer de soi-disant apprentis, des workhouses appartenant aux diverses paroisses de Londres, de Birmingham et d’ailleurs. Des milliers de ces pauvres petits abandonnés, de sept à treize et quatorze ans, furent ainsi expédiés vers le Nord. Le maître [le voleur d’enfants] se chargeait de vêtir, nourrir et loger ses apprentis dans une maison ad hoc tout près de la fabrique. Pendant le travail, ils étaient sous l’œil des surveillants. C’était l’intérêt de ces gardes-chiourme de faire trimer les enfants à outrance, car, selon la quantité de produits qu’ils en savaient extraire, leur propre paye diminuait ou augmentait. Les mauvais traitements, telle fut la conséquence naturelle… Dans beaucoup de districts manufacturiers, principalement dans le Lancashire, ces êtres innocents, sans amis ni soutiens, qu’on avait livrés aux maîtres de fabrique, furent soumis aux tortures les plus affreuses. Épuisés par l’excès de travail, ils furent fouettés, enchaînés, tourmentés avec les raffinements les plus étudiés. Souvent, quand la faim les tordait le plus fort, le fouet les maintenait au travail. Le désespoir les porta en quelques cas au suicide !… Les belles et romantiques vallées du Derbyshire devinrent de noires solitudes où se commirent impunément des atrocités sans nom et même des meurtres !… Les profits énormes réalisés par les fabricants ne firent qu’aiguiser leurs dents. Ils imaginèrent la pratique du travail nocturne, c’est-à-dire qu’après avoir épuisé un groupe de travailleurs par la besogne de jour, ils tenaient un autre groupe tout prêt pour la besogne de nuit. Les premiers se jetaient dans les lits que les seconds venaient de quitter au moment même, et vice-versa. C’est une tradition populaire dans le Lancashire que les lits ne refroidissaient jamais[2] ! »

Avec le développement de la production capitaliste pendant la période manufacturière, l’opinion publique européenne avait dépouillé son dernier lambeau de conscience et de pudeur. Chaque nation se faisait une gloire cynique de toute infamie propre à accélérer l’accumulation du capital. Qu’on lise, par exemple, les naïves Annales du commerce, de l’honnête A. Anderson. Ce brave homme admire comme un trait de génie de la politique anglaise que, lors de la paix d’Utrecht, l’Angleterre ait arraché à l’Espagne, par le traité d’Asiento, le privilège de faire, entre l’Afrique et l’Amérique espagnole, la traite des nègres qu’elle n’avait faite jusque-là qu’entre l’Afrique et ses possessions de l’Inde orientale. L’Angleterre obtint ainsi de fournir jusqu’en 1743 quatre mille huit cents nègres par an à l’Amérique espagnole. Cela lui servait en même temps à couvrir d’un voile officiel les prouesses de sa contrebande. Ce fut la traite des nègres qui jeta les fondements de la grandeur de Liverpool ; pour cette ville orthodoxe le trafic de chair humaine constitua toute la méthode d’accumulation primitive. Et, jusqu’à nos jours, les notabilités de Liverpool ont chanté les vertus spécifiques du commerce d’esclaves, « lequel développe l’esprit d’entreprise jusqu’à la passion, forme des marins sans pareils et rapporte énormément d’argent[3]. » Liverpool employait à la traite 15 navires en 1730, 53 en 1751, 74 en 1760, 96 en 1770 et 132 en 1792.

Dans le même temps que l’industrie cotonnière introduisait en Angleterre l’esclavage des enfants,

  1. Eden, l. c., t. II, ch. 1, p. 421.
  2. John Fielden : The Curse of the factory system, London, 1836, p. 5, 6. — Relativement aux infamies commises à l’origine des fabriques, voyez Dr Aikin (1795), l. c., p. 219, et Gisbourne : Enquiry into the Duties of Men, 1795, vol. Il. — Dès que la machine à vapeur transplanta les fabriques des cours d’eau de la campagne au milieu des villes, le faiseur de plus-value, amateur d’« abstinence », trouva sous la main toute une armée d’enfants sans avoir besoin de mettre des workhouses en réquisition. Lorsque sir R. Peel (père du ministre de la plausibilité) présenta en 1815 son bill sur les mesures à prendre pour protéger les enfants, F. Horner, l’ami de Ricardo, cita les faits suivants devant la Chambre des Communes : il est notoire que récemment, parmi les meubles d’un banqueroutier, une bande d’enfants de fabrique fut, si je puis me servir de cette expression, mise aux enchères et vendue comme faisant partie de l’actif ! Il y a deux ans (1813), un cas abominable se présenta devant le tribunal du Banc du Roi. Il s’agissait d’un certain nombre d’enfants. Une paroisse de Londres les avait livrés à un fabricant, qui de son côté les avait passés à un autre. Quelques amis de l’humanité les découvrirent finalement dans un état complet d’inanition. Un autre cas encore plus abominable a été porté à ma connaissance lorsque j’étais membre du comité d’enquête parlementaire. Il y a quelques années seulement, une paroisse de Londres et un fabricant conclurent un traité dans lequel il fut stipulé que par vingtaine d’enfants sains de corps et d’esprit vendus, il devrait accepter un idiot. »
  3. Voy. le livre déjà cité du Dr Aikin, 1795.