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CHAPITRE XXXI

GENÈSE DU CAPITALISTE INDUSTRIEL

La genèse du capitaliste industriel[1] ne s’accomplit pas petit à petit comme celle du fermier. Nul doute que maint chef de corporation, beaucoup d’artisans indépendants et même d’ouvriers salariés, ne soient devenus d’abord des capitalistes en herbe, et que peu à peu, grâce à une exploitation toujours plus étendue du travail salarié, suivie d’une accumulation correspondante, ils ne soient enfin sortis de leur coquille, capitalistes de pied en cap. L’enfance de la production capitaliste offre, sous plus d’un aspect, les mêmes phases que l’enfance de la cité au moyen âge, où la question de savoir lequel des serfs évadés serait maître et lequel serviteur était en grande partie décidée par la date plus ou moins ancienne de leur fuite. Cependant cette marche à pas de tortue ne répondait aucunement aux besoins commerciaux du nouveau marché universel, créé par les grandes découvertes de la fin du quinzième siècle. Mais le moyen âge avait transmis deux espèces de capital, qui poussent sous les régimes d’économie sociale les plus divers, et même qui, avant l’ère moderne, monopolisent à eux seuls le rang de capital. C’est le capital usuraire et le capital commercial. « À présent — dit un écrivain anglais qui, du reste, ne prend pas garde au rôle joué par le capital commercial — à présent toute la richesse de la société passe en premier lieu par les mains du capitaliste… Il paie au propriétaire foncier, la rente, au travailleur, le salaire, au percepteur, l’impôt et la dîme, et retient pour lui-même une forte portion du produit annuel du travail, en fait, la partie la plus grande et qui grandit encore jour par jour. Aujourd’hui le capitaliste peut être considéré comme propriétaire en première main de toute la richesse sociale, bien qu’aucune loi ne lui ait conféré de droit à cette propriété… Ce changement dans la propriété a été effectué par les opérations de l’usure… et le curieux de l’affaire, c’est que les législateurs de toute l’Europe ont voulu empêcher cela par des lois contre l’usure… La puissance du capitaliste sur toute la richesse nationale implique une révolution radicale dans le droit de propriété ; et par quelle loi ou par quelle série de lois a-t-elle été opérée[2] ? » L’auteur cité aurait dû se dire que les révolutions ne se font pas de par la loi.

La constitution féodale des campagnes et l’organisation corporative des villes empêchaient le capital-argent, formé par la double voie de l’usure et du commerce, de se convertir en capital industriel. Ces barrières tombèrent avec le licenciement des suites seigneuriales, avec l’expropriation et l’expulsion partielle des cultivateurs, mais on peut juger

  1. Le mot « industriel » est ici employé par opposition à « agricole » ; dans le sens catégorique, le fermier est tout aussi bien un capitaliste industriel que le fabricant.
  2. The natural and artificial Rights of Properly contrasted. Lond., 1832, p. 98-99. L’auteur de cet écrit anonyme est Th. Hodgskin.