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jours moindre et dans des conditions de plus en plus empirées. Exceptons pourtant le temps de Cromwell : tant que la République dura, toutes les couches de la population anglaise se relevèrent de la dégradation où elles étaient tombées sous le règne des Tudors.

Cette réapparition des petits laboureurs est en partie, comme nous venons de le voir, l’effet du régime manufacturier lui-même, mais la raison première en est que l’Angleterre s’adonne de préférence tantôt à la culture des grains, tantôt à l’élève du bétail, et que ses périodes d’alternance embrassent les unes un demi-siècle, les autres à peine une vingtaine d’années ; le nombre des petits laboureurs travaillant à leur compte varie aussi conformément à ces fluctuations.

C’est la grande industrie seule qui, au moyen des machines, fonde l’exploitation agricole capitaliste, sur une base permanente, qui fait radicalement exproprier l’immense majorité de la population rurale, et consomme la séparation de l’agriculture d’avec l’industrie domestique des campagnes, en en extirpant les racines — le filage et le tissage. Par exemple : « des manufactures proprement dites et de la destruction des manufactures rurales ou domestiques sort, à l’avènement des machines, la grande industrie lainière[1]. » « La charrue, le joug », s’écrie M. David Urquhart, furent l’invention des dieux et l’occupation des héros : le métier à tisser, le fuseau et le rouet ont-ils une moins noble origine ? Vous séparez le rouet de la charrue, le fuseau du joug, et vous obtenez des fabriques et des workhouses, du crédit et des paniques, deux nations hostiles, l’une agricole, l’autre commerciale[2]. » Mais de cette séparation fatale datent le développement nécessaire des pouvoirs collectifs du travail et la transformation de la production morcelée, routinière, en production combinée, scientifique. L’industrie mécanique consommant cette séparation, c’est elle aussi qui la première conquiert au capital tout le marché intérieur.

Les philanthropes de l’économie anglaise, tels que J. St. Mill, Rogers, Goldwin Smith, Fawcett, etc., les fabricants libéraux, les John Bright et consorts, interpellent les propriétaires fonciers de l’Angleterre comme Dieu interpella Caïn sur son frère Abel. Où s’en sont-ils allés, s’écrièrent-ils, ces milliers de francs-tenanciers (free-holders) ? Mais vous-mêmes, d’où venez-vous, sinon de la destruction de ces free-holders ? Pourquoi ne demandez-vous pas aussi ce que sont devenus les tisserands, les fileurs et tous les gens de métiers indépendants ?

  1. Tuckett, l. c., vol. I, p. 144.
  2. David Urquhart, l. c., p. 122. Mais voici Carey qui accuse l’Angleterre, non sans raison assurément, de vouloir convertir tous les autres pays en pays purement agricoles pour avoir seule le monopole des fabriques. Il prétend que c’est ainsi que la Turquie a été ruinée, l’Angleterre « n’ayant jamais permis aux propriétaires et cultivateurs du sol turc de se fortifier par l’alliance naturelle de la charrue et du métier, du marteau et de la herse » (The Slave Trade, etc., p. 125). D’après lui, D. Urquhart lui-même aurait été un des principaux agents de la ruine de la Turquie en y propageant dans l’intérêt anglais la doctrine du libre-échange. Le plus joli, c’est que Carey, grand admirateur du gouvernement russe, veut prévenir la séparation du travail industriel d’avec le travail agricole au moyen du système protectionniste, qui n’en fait qu’accélérer la marche.