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faisaient obstacle à leurs projets d’enrichissement, ils résolurent de les chasser de vive force. « Un roi d’Angleterre eût pu tout aussi bien prétendre avoir le droit de chasser ses sujets dans la mer », dit le professeur Newman[1].

On peut suivre les premières phases de cette révolution, qui commence après la dernière levée de boucliers du prétendant, dans les ouvrages de James Anderson[2] et de James Stuart. Celui-ci nous informe qu’à son époque, au dernier tiers du dix-huitième siècle, la haute Écosse présentait encore en raccourci un tableau de l’Europe d’il y a quatre cents ans. « La rente [il appelle ainsi à tort le tribut payé au chef de clan] de ces terres est très petite par rapport à leur étendue, mais, si vous la considérez relativement au nombre des bouches que nourrit la ferme, vous trouverez qu’une terre dans les montagnes d’Écosse nourrit peut-être deux fois plus de monde qu’une terre de même valeur dans une province fertile. Il en est de certaines terres comme de certains couvents de moines mendiants : plus il y a de bouches à nourrir, mieux ils vivent[3]. »

Lorsque l’on commença, au dernier tiers du dix-huitième siècle, à chasser les Gaëls, on leur interdit en même temps l’émigration à l’étranger, afin de les forcer ainsi à affluer à Glasgow et autres villes manufacturières[4].

Dans ses Observations sur la « Richesse des nations » d’Adam Smith, publiées en 1814, David Buchanan nous donne une idée des progrès faits par le « clearing of estates. » Dans les Highlands, dit-il, le propriétaire foncier, sans égards pour les tenanciers héréditaires (il applique erronément ce mot aux gens du clan qui en possédaient conjointement le sol), offre la terre au plus fort enchérisseur, lequel, s’il est améliorateur (improver), n’a rien de plus pressé que d’introduire un système nouveau. Le sol, parsemé antérieurement de petits paysans, était très peuplé par rapport à son rendement. Le nouveau système de culture perfectionnée et de rentes grossissantes fait obtenir le plus grand produit net avec le moins de frais possible, et dans ce but en se débarrasse des colons devenus désormais inutiles… Rejetés ainsi du sol natal, ceux-ci vont chercher leur subsistance dans les villes manufacturières, etc[5]. »

George Ensor dit dans un livre publié en 1818 : « Les grands d’Écosse ont exproprié des familles comme ils feraient sarcler de mauvaises herbes ; ils ont traité des villages et leurs habitants comme les Indiens ivres de vengeance traitent les bêtes féroces et leurs tanières. Un homme est vendu pour une toison de brebis, pour un gigot de mouton et pour moins encore… Lors de l’invasion de la Chine septentrionale, le grand conseil des Mongols discuta s’il ne fallait pas extirper du pays tous les habitants et le convertir en un vaste pâturage. Nombre de landlords écossais ont mis ce dessein à exécution dans leur propre pays, contre leurs propres compatriotes[6]. »

Mais à tout seigneur tout honneur. L’initiative la plus mongolique revient à la duchesse de Sutherland. Cette femme, dressée de bonne main, avait à peine pris les rênes de l’administration qu’elle résolut d’avoir recours aux grands moyens et de convertir en pâturage tout le comté, dont la population, grâce à des expériences analogues, mais faites sur une plus petite échelle, se trouvait déjà réduite au chiffre de quinze mille. De 1814 à 1820, ces quinze mille individus, formant environ trois mille familles, furent systématiquement expulsés. Leurs villages furent détruits et brûlés, leurs champs convertis en pâturages. Des soldats anglais, commandés pour prêter main-forte, en vinrent aux prises avec les indigènes. Une vieille femme qui refusait d’abandonner sa hutte périt dans les flammes. C’est ainsi que la noble dame accapara 794 000 acres de terres qui appartenaient au clan de temps immémorial.

Une partie des dépossédés fut absolument chassée ; à l’autre on assigna environ 6000 acres sur le bord de la mer, terres jusque-là incultes et n’ayant jamais rapporté un denier. Madame la duchesse poussa la grandeur d’âme jusqu’à les affermer, à une rente moyenne de 2 sh. 6 d. par acre, aux membres du clan qui avait depuis des siècles versé son sang au service des Sutherland. Le terrain ainsi conquis, elle le partagea en vingt-neuf grosses fermes à moutons, établissant sur chacune une seule famille composée presque toujours de valets de ferme anglais. En 1825, les quinze mille proscrits avaient déjà fait place à 131 000 moutons. Ceux qu’on avait jetés sur le rivage de la mer s’adonnèrent à la pêche et devinrent, d’après l’expression d’un écrivain anglais, de vrais amphibies, vivant à demi sur terre, à demi sur eau, mais avec tout cela, ne vivant qu’à moitié[7].

Mais il était écrit que les braves Gaëls auraient à expier plus sévèrement encore leur idolâtrie romantique et montagnarde pour les « grands hommes de clan. » L’odeur de leur poisson vint chatouiller les narines de ces grands hommes, qui y flairèrent des profits à réaliser et ne tardèrent pas à affermer le rivage aux gros mareyeurs de Londres. Les Gaëls furent une seconde fois chassés[8].

  1. F. W. Newman, l. c., p. 132.
  2. James Anderson : Observations on the means of exciting a spirit of national Industry, etc., Edimburgh, 1777.
  3. L. c., t. I, ch. XVI.
  4. En 1860, des gens violemment expropriés furent transportés au Canada sous de fausses promesses. Quelques-uns s’enfuirent dans les montagnes et dans les îles voisines. Poursuivis par des agents de police, ils en vinrent aux mains avec eux et finirent par leur échapper.
  5. David Buchanan : Observations on, etc., A. Smith’s Wealth of Nations, Edimb., 1814.
  6. George Ensor : An Inquiry concerning the Population of Nations, Lond., 1815, p. 215, 216.
  7. Lorsque Mme Beecher Stowe, l’auteur de la Case de l’oncle Tom, fut reçue à Londres avec une véritable magnificence par l’actuelle duchesse de Sutherland, heureuse de cette occasion d’exhaler sa haine contre la République américaine et d’étaler son amour pour les esclaves noirs, amour qu’elle savait prudemment suspendre plus tard, au temps de la guerre du Sud, quand tout cœur de noble battait en Angleterre pour les esclavagistes, — je pris la liberté de raconter dans la New-York Tribune l’histoire des esclaves sutherlandais. Cette esquisse (Carey l’a partiellement reproduite dans son Slave Trade, Lond., 1855, p. 202, 203) fut réimprimée par un journal écossais. De là une polémique agréable entre celui-ci et les sycophantes des Sutherland.
  8. On trouve des détails intéressants sur ce commerce