Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/320

Cette page a été validée par deux contributeurs.

condition[1]. » Par le fait, l’usurpation des communaux et la révolution agricole dont elle fut suivie se firent sentir si durement chez les travailleurs des campagnes que, d’après Eden lui-même, de 1765 à 1780, leur salaire commença à tomber au-dessous du minimum et dut être complété au moyen de secours officiels. « Leur salaire ne suffisait plus, dit-il, aux premiers besoins de la vie. »

Écoutons encore un instant un apologiste des inclosures, adversaire du docteur Price : « On aurait absolument tort de conclure que le pays se dépeuple parce qu’on ne voit plus dans les campagnes tant de gens perdre leur temps et leur peine. S’il y en a moins dans les champs, il y en a davantage dans les villes… Si, après la conversion des petits paysans en journaliers obligés de travailler pour autrui, il se fait plus de travail, n’est-ce pas là un avantage que la nation [dont les susdits « convertis » naturellement ne font pas partie] ne peut que désirer ? Le produit sera plus considérable, si l’on emploie dans une seule ferme leur travail combiné : il se formera ainsi un excédent de produit pour les manufactures, et celles-ci, vraies mines d’or de notre pays, s’accroîtront proportionnellement à la quantité de grains fournie[2].

Quant à la sérénité d’esprit, au stoïcisme imperturbable, avec lesquels l’économiste envisage la profanation la plus éhontée du « droit sacré de la propriété », et les attentats les plus scandaleux contre les personnes, dès qu’ils aident à établir le mode de production capitaliste, on en peut juger par l’exemple de Sir F. M. Eden, tory et philanthrope. Les actes de rapine, les atrocités, les souffrances qui ; depuis le dernier tiers du quinzième siècle jusqu’à la fin du dix-huitième, forment le cortège de l’expropriation violente des cultivateurs, le conduisent tout simplement à cette conclusion réconfortante : « Il fallait établir une juste proportion (due proportion) entre les terres de labour et les terres de pacage. Pendant tout le quatorzième siècle et la grande partie du quinzième, il y avait encore deux, trois et même quatre acres de terre arable contre un acre de pacage. Vers le milieu du seizième siècle, cette proportion vint à changer : il y eut d’abord trois acres de pacage sur deux de sol cultivé, puis deux de celui-là sur un seul de celui-ci, jusqu’à ce qu’on arrivât enfin à la juste proportion de trois acres de terres de pacage sur un seul acre arable. »

Au dix-neuvième siècle, on a perdu jusqu’au souvenir du lien intime qui rattachait le cultivateur au sol communal : le peuple des campagnes a-t-il, par exemple, jamais obtenu un liard d’indemnité pour les 3 511 770 acres qu’on lui a arrachés de 1801 à 1831 et que les landlords se sont donnés les uns aux autres par des bills de clôture ?

Le dernier procédé d’une portée historique qu’on emploie pour exproprier les cultivateurs s’appelle clearing of estates, littéralement : « éclaircissement de biens-fonds. » En français on dit « éclaircir une forêt », mais « éclaircir des biens-fonds », dans le sens anglais, ne signifie pas une opération technique d’agronomie ; c’est l’ensemble des actes de violence au moyen desquels on se débarrasse et des cultivateurs et de leurs demeures, quand elles se trouvent sur des biens-fonds destinés à passer au régime de la grande culture ou à l’état de pâturage. C’est bien à cela que toutes les méthodes d’expropriation considérées jusqu’ici ont abouti en dernier lieu, et maintenant en Angleterre, là où il n’y a plus de paysans à supprimer, on fait raser, comme nous l’avons vu plus haut, jusqu’aux cottages des salariés agricoles dont la présence déparerait le sol qu’ils cultivent. Mais le « clearing of estates », que nous allons aborder, a pour théâtre propre la contrée de prédilection des romanciers modernes, les Highlands d’Écosse.

Là l’opération se distingue par son caractère systématique, par la grandeur de l’échelle sur laquelle elle s’exécute — en Irlande souvent un landlord fit raser plusieurs villages d’un seul coup ; mais dans la haute Écosse, il s’agit de superficies aussi étendues que, plus d’une principauté allemande — et par la forme particulière de la propriété escamotée.

Le peuple des Highlands se composait de clans dont chacun possédait en propre le sol sur lequel il s’était établi. Le représentant du clan, son chef ou « grand homme », n’était que le propriétaire titulaire de ce sol, de même que la reine d’Angleterre est propriétaire titulaire du sol national. Lorsque le gouvernement anglais parvint à supprimer définitivement les guerres intestines de ces grands hommes et leurs incursions continuelles dans les plaines limitrophes de la basse Écosse, ils n’abandonnèrent point leur ancien métier de brigand ; ils n’en changèrent que la forme. De leur propre autorité ils convertirent leur droit de propriété titulaire en droit de propriété privée, et, ayant trouvé que les gens du clan dont ils n’avaient plus à répandre le sang

  1. L. c., p. 159. On se rappelle les conflits de l’ancienne Rome. « Les riches s’étaient emparés de la plus grande partie des terres indivises. Les circonstances d’alors leur inspirèrent la confiance qu’on ne les leur reprendrait plus, et ils s’approprièrent les parcelles voisines appartenant aux pauvres, partie en les achetant avec acquiescement de ceux-ci, partie par voies de fait, en sorte qu’au lieu de champs isolés, ils n’eurent plus à faire cultiver que de vastes domaines. À la culture et à l’élevage du bétail, ils employèrent des esclaves, parce que les hommes libres pouvaient en cas de guerre être enlevés au travail par la conscription. La possession d’esclaves leur était d’autant plus profitable que ceux-ci, grâce à l’immunité du service militaire, étaient à même de se multiplier tranquillement et qu’ils faisaient en effet une masse d’enfants. C’est ainsi que les puissants attirèrent à eux toute la richesse, et tout le pays fourmilla d’esclaves. Les Italiens, au contraire, devinrent de jour en jour moins nombreux, décimés qu’ils étaient par la pauvreté, les impôts et le service militaire. Et même lorsque arrivaient des temps de paix, ils se trouvaient condamnés à une inactivité complète, parce que les riches étaient en possession du sol et employaient à l’agriculture des esclaves au lieu d’hommes libres. » (Appien : les Guerres civiles romaines, I, 7.) Ce passage se rapporte à l’époque qui précède la loi licinienne. Le service militaire, qui a tant accéléré la ruine du plébéien romain, fut aussi le moyen principal dont se servit Charlemagne pour réduire à la condition de serfs les paysans libres d’Allemagne.
  2. An Inquiry into the Connection between the present Prices of Provisions etc., p. 124, 129. Un écrivain contemporain constate les mêmes faits, mais avec une tendance opposée : « Des travailleurs sont chassés de leurs cottages et forcés d’aller chercher de l’emploi dans les villes, mais alors on obtient un plus fort produit net, et par là même le capital est augmenté. » (The Perils of the Nation, 2e éd. Lond., 1843, p. 14.)